Le recueil de nouvelles Rue des femmes enceintes de Mustapha Bouchareb, vient de paraître chez Aram, exclusivement sur sa plateforme, et disponible au format PDF. L’auteur, lauréat du Prix Mohammed-DIB 2016 pour son roman La Fatwa (éditions Chihab), explore l’être humain, à travers huit (08) nouvelles, qui ont pour théâtre la petite ville de Seg – qu’on devine être l’acronyme de Sour El Ghozlane – ou dont les personnages en sont originaires. Maîtrisant parfaitement l’art de la chute, le nouvelliste nous offre de belles pages sur l’insatisfaction chronique de l’être humain et la facilité désarmante avec laquelle il peut basculer dans la violence, sans penser aux conséquences.
La petite ville algérienne de Seg, « cernée par une muraille millénaire », et qui semble correspondre à la ville de Sour El Ghozlane (dans la wilaya de Bouira) de par sa proximité avec Alger et certaines descriptions de l’auteur (mais on peut se tromper!), avec ses habitants, ses jardins, ses cafés, ses cinémas… est parfois le prétexte, le contexte ou lien entre les personnages de ce fabuleux recueil de huit (08) nouvelles, qui s’intéressent à ce moment où tout bascule dans la vie, et dans les profondeurs de l’âme. La plupart de ces histoires nous décrivent cet instant T où l’on sombre, on cède à ses viles instincts, où on révèle sa face hideuse… Mais le nouvelliste ne fait ni dans le moralisme, ni dans le jugement. Il expose les faits dans une très belle langue, et surtout, il raconte des histoires, en dépeignant des protagonistes auxquels tout le monde peut s’identifier, parce que comme la plupart des gens, ils sont, en apparence normaux, et comme la plupart des gens, ils sont capables du pire.
Rue des femmes enceintes est la nouvelle qui inaugure le recueil. Elle a pour cadre la ville saoudienne de Riyadh, et particulièrement la rue des femmes enceintes, un quartier où la narratrice de la nouvelle, Hathloul, et ses amies Rania et Nouf adorent se rendre, bien qu’elles ne soient ni mariées ni enceintes. Un jour, Hathloul tombe sous le charme d’un mystérieux inconnu. Mais cet homme solitaire, à la vie bien rangée, est insensible à son charme et à celui de ses amies, ce qui insupportera Hathloul, qui refuse d’être ignorée et perdra totalement le sens des réalités. Ne dit-on pas souvent que les amours déçues sont les plus cruelles ?
Ce thème du refus est exacerbé dans la nouvelle Montserrat, où le personnage principal, auquel on dénie le fait d’avoir une identité – il n’est pas nommé par ses camarades –, va devoir s’affirmer et se libérer. Mais à quel prix ? Son désir de devenir visible va finir par prendre le dessus tout, et à la première occasion, il tentera sa chance. Il est encore question de violence gratuite dans Prédateur, qui s’intéresse à un délinquant qui terrorise tout son quartier, jusqu’au où jour il tombera sur plus fort que lui ! Enfermé dans son sentiment de toute puissance, il ne réalise que trop tard que son monde n’existe plus.
Fédala est une histoire d’amitié, d’envie, de jalousie et de Karma, qui se construit autour d’un ballon de foot et d’une injustice. La même configuration se retrouve dans la nouvelle Aksoum-is, à l’exception qu’il n’est plus question de laisser faire et d’attendre, mais de vengeance. C’est la destinée de trois amis d’enfance que la vie et la guerre a séparé, chacun ayant choisi un chemin différent. Même si la jalousie et la convoitise a fini par avoir raison de cette amitié, la vengeance n’a pas apaisé les âmes de ceux qui sont restés.
Bakounine est peut-être la nouvelle la plus captivante. Crime, enquête policière et théories révolutionnaires, elle réunit tous les ingrédients de la bonne histoire ! Un jour, le procureur reçoit une lettre signée Bakounine, qui l’exhorte de libérer ses camarades emprisonnés. Cette nouvelle évoque la révolution et le fossé qui existe entre ceux qui la pensent, ceux qui la font vraiment et ceux qui en tirent le plus gros avantage. Bien souvent, ce ne sont hélas pas les mêmes personnes.
L’univers de l’université et de l’enseignement, ainsi que celui du radicalisme, sont au centre de la nouvelle 337, qu’on peut situer dans l’Algérie des années 1980/90, mais qui reste atemporelle à bien des égards. Il y est notamment de question de rivalités entre deux écoliers, puis entre deux hommes qui ont eu des trajectoires très différentes. Un jour, l’un des deux hommes fini par décider de mettre fin à cette rivalité qui n’a que trop duré. La rivalité, cette fois-ci amoureuse, est le thème de la dernière nouvelle du recueil intitulée Deux sœurs ; Djida et Darifa sont amoureuses du même homme : Sato San, qui ne sait pas vraiment où donner de la tête, tant elles sont si semblables et si différentes en même temps. Bien des années après cette amourette de jeunesse (du moins en apparence), Najéda (fille de Darifa) découvre un lourd secret, avec lequel elle devra apprendre à vivre. Là encore, la vérité ne libère pas forcément. Elle enchaîne, déstabilise et effraie.
Remarquablement écrit, Rue des femmes enceintes de Mustapha Bouchareb dit, de différentes et belles manières, ce moment précis où tout se transforme, cet instant où un choix ou une décision influera à jamais sur le cours d’une existence. Il dit aussi la violence qui sommeille en chacun de nous, et qui peut exploser à n’importe quel moment, pour peu qu’on y soit un tout petit peu encouragé par un comportement, un contexte, une haine sourde ou même un regard de travers ou une phrase sortie de son contexte. Ce monde en souffrance dans le quel nous vivons en est la parfaite illustration. La force de ce recueil est à trouver également dans la banalité de chacun des personnages. Ils sont des humains tout simplement se débattant avec leurs lâchetés et leurs désirs. Et lorsqu’il est question de désir, la mort n’est jamais loin. C’est à la fois émouvant et effrayant.
Sara KHARFI
- Rue des femmes enceintes de Mustapha Bouchareb. Recueil de nouvelles, 128 pages, éditions Aram, Alger, novembre 2023. Prix (PDF) : 500 DA.
Pour commander le livre : https://aramebook.com/product/rue-des-femmes-enceintes/
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