Driss REFFAS: « Robba m’a fait découvrir la Numidie des révolutionnaires »

Dans cet entretien, Driss Reffas revient sur l’élaboration de son roman Robba. La Berbère Donatiste, paru dans le courant de cette d’année aux éditions Casbah. Il évoque cette « combattante de l’Algérie antique chrétienne » avec passion.

[Entretien réalisé par Sara KHARFI]

  • Comment est né votre intérêt pour la résistante, la religieuse, la berbère donatiste, Robba ? Comment vous l’avez « rencontrée » ?

Driss Reffas: Tout est  parti de ce point de repère, à savoir Djebel Robba dans ma région natale. Extraordinaire coïncidence née de la lecture sur l’histoire de l’antique Algérie dans l’ouvrage de Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord -Des origines à la conquête Arabe, page 236 – Chapitre Conquête de l’Afrique – où le nom de Robba est évoqué : « …Les représailles des donatistes et des paysans exploités… Les fouilles opérées à Ala Miliaria (Benian-Mascara), nous permettent d’évoquer les rencontres sanglantes entre hérétiques et orthodoxes dans la Maurétanie Occidentale où le donatisme restait puissant. Elles mirent à jour les caveaux de plusieurs dignitaires, notamment celui de la religieuse Robba, qui pour avoir succombé en 434 sous les coups des traditeurs, mérita la palme du martyre et l’érection d’une basilique. » D’emblée, le nom éveilla en moi l’extraordinaire légende autour du Djebel Robba à Mcid (région de Sfisef), racontée par nos parents, qui eux-mêmes la tiennent de leurs aïeux, et qui meubla l’horizon de notre enfance. Malheureusement, le maraboutisme se mêla à la légende pour ajouter le titre de noblesse arabo-musulman « Lalla ». Djebel Lalla Robba était devenu pendant une bonne période de la colonisation jusqu’à la fin des années 60, un lieu de pèlerinage des femmes enceintes désirant une progéniture féminine. Une prière et une bougie allumée dans le petit mausolée – qui n’existe plus de nos jours – construit avec de la pierre des champs et de la glaise au pied du flanc Ouest du Djebel. Un nom millénaire qui égaya souvent la naissance féminine dans les foyers de la région. Ce qui est important à retenir est le fait que le maraboutisme, source d’un obscurantisme aveugle dans les campagnes pendant la colonisation, servit les colons dans la  protection de leurs récoltes des  pillages en construisant des mausolées dans les champs et vergers, et a participé aussi à la conservation de ce nom antique d’origine latine dans le lexique des noms arabo-musulmans.

  • Sur quelles sources vous vous êtes appuyées pour l’écriture de ce roman ?

Robba était une religieuse chrétienne donatiste. Dans un premier temps, il fallait définir la doctrine donatiste (IVe et Ve siècle) que beaucoup de gens ignorent à ce jour, surtout qu’il s’agissait d’une activité avec ses propres concepts d’ordre religieux, notamment le baptême, le point le plus controversé entre l’église donatiste et l’église catholique. Il fallait aussi s’intéresser à la résistance du peuple berbère donatiste adepte de l’évêque Donat de Nigrae (Négrine, actuellement dans la wilaya de Tébessa), face aux persécutions de l’église impériale à sa tête saint Augustin de Thagaste (actuelle Souk-Ahras). Deux antiques Algériens, deux sentiments cultuels antagonistes. Une situation qui a mis à genoux l’empire romain pendant l’invasion Vandale vers la fin du Ve siècle. Au début de mes recherches, la plupart de mes publications faisaient ressortir l’histoire de la doctrine donatiste, sur le plan religieux, social et politique. Les sources étaient multiples avec une lecture assidue. Dans ce sens, Elles étaient basées sur les textes anciens et contemporains de différents historiens, anthropologues et philosophes, et sur l’aspect archéologique, notamment les visites des sites de Djebel Robba, de la citadelle donatiste de Benian (Ala Miliaria), de  la cité d’Aqua Sirense (Hamam Bouhanifia), évêché donatiste à sa tête Honoratus, le frère de Robba, et de la nécropole datant du IIe et IIIe siècle du douar Souabria (Sfisef), découverte par mes soins en 2009.  

  • Après les recherches et les articles que vous avez publiés dans la presse sur Robba, vous avez écrit ce roman. Le passage au roman vous a-t-il posé quelques difficultés ?

Ma décision d’écrire un roman sur le parcours de Robba était liée à la meilleure façon de transmettre de son l’histoire aux lecteurs. Le résultat de mes recherches sur l’histoire du donatisme, en particulier la position de Robba dans ce mouvement, pouvait se faire de façon académique, et dans ce sens, il aurait été intéressant uniquement dans le cadre universitaire, comme source pour les étudiants dans les différents cycles. Romancer l’histoire d’un événement est plus accessible dans la compréhension pour les lecteurs d’une façon générale. Comme exemples dans cette façon de faire, je peux citer Amine Maalouf et ses narrations historiques romancées, et notre historien Ahmed Akkache avec son roman La révolte des saints (Casbah éditions, 2006). Je n’ai trouvé aucune difficulté à mettre en exergue dans le temps et à travers le dialogue soutenu, la présence de Robba dans le mouvement Donatiste.

  • Le peu de sources sur Robba ne vous a-t-il pas quelque part rendu service dans le sens où vous pouviez donner libre cours à votre imagination pour raconter ce personnage de l’histoire ?

En dehors de Charles-André Julien et Stephan Gsell dans son fascicule Fouilles de Benian (1898), Robba n’est citée nulle part ailleurs. Les deux sources ont été d’un apport suffisant pour déterminer le rôle sensibilisateur de cette religieuse dans la campagne du Sud de la Maurétanie Césarienne. Nous ajoutons les lieux, à savoir Ala Miliaria (Benian) avec la basilique qui porte son nom après son assassinat, les 07 caveaux des dignitaires y compris celui de Robba ensevelis sous la basilique, et l’épitaphe de Robba sur laquelle est citée le nom de son frère, l’évêque Honoratus d’Aqua Sirense. Il y a aussi le site du Djebel Robba, et la nécropole de Douar Souabria sur le flanc sud de la forêt de Guetarnia à Sfisef. Trois sites dans une même région, distants de 30 km environ l’un de l’autre. Une zone donatiste franche. A travers ces données, entre sites, noms des évêques et dignitaires cités dans les sources bibliographiques, j’ai pu dans un premier temps constituer la structure du roman pour entamer par la suite son écriture.

  • À la lecture de votre roman, j’ai eu l’impression que vous aviez tenu à respecter davantage l’Histoire et les faits, plutôt que de vous focaliser sur la dimension psychologique des personnages et en leur inventant des vies. Était-ce voulu ?

Pour valoriser l’engagement anti-romain de Robba, il était important de respecter l’ensemble des événements que constituait l’histoire du mouvement donatiste en Algérie antique. Et de créer aussi un environnement avec ses différentes franges de populations dont les aspects culturels et cultuels faisaient les différences (Berbéro-romains donatiste, berbéro-romains catholiques, colons et circoncellions.)

  • Robba apparaît dans votre roman comme un personnage aux multiples facettes ; elle évolue avec les événements, et se transforme en guerrière lorsque la persécution envers les donatistes s’intensifie et se radicalise. Robba était-elle une héroïne tragique, dans le sens où elle connaissait son destin funeste et elle y est allée tout droit ?

Robba fut assassinée en 434 à l’âge de 50 ans par les berbéro-romains adeptes de l’église impériale. Ces derniers bénéficiaient du statut de colons, notamment au sud de la Maurétanie Césarienne, c’est-à-dire dans les campagnes, fiefs des berbéro-romains donatistes de l’église des saints, et circoncellions qui étaient constitués de  paysans sans terre, de révoltés contre leurs patrons berbéro-romains et d’ouvriers agricoles. Aucune source bibliographique n’indiquait le jour et le lieu de naissance de Robba. J’affirme, sans exagération aucune, que la naissance de Robba ne pouvait sortir du périmètre de la vaste campagne qui s’étendait de Sfisef jusqu’à Benian en passant par Bouhanifia (Aqua Sirense). L’actuel site archéologique (nécropole) du douar Souabria sur le versant sud de la forêt d’El Guetarnia où coule l’eau de la source antique, Ain el Karmoud (source des tessons), fut choisi par mes soins comme lieu de naissance de Robba. Quant au rêve, c’est une façon d’immortaliser le combat de la sainte Robba dans l’espace du temps. Il n’y a que le martyr qui peut rêver la fin de son parcours. Elle avait reçu la palme de martyre. Je lui ai fait connaitre son destin d’héroïne.

  • Saint-Augustin est un des « personnages » de votre roman, parce que personnage de l’Histoire. Il apparaît comme avoir été du mauvais côté de l’Histoire...

Donat est né vers la fin du IIIe siècle (273) et mort au milieu du IVe siècle (355). Il occupa le siège épiscopal de Carthage pendant 30 années, que saint Augustin n’avait jamais occupé par la suite. A partir de là, il organisa la dissidence au sein de l’église. Cela veut dire que le donatisme était présent avant la naissance de saint Augustin (353). Les deux évêques numides ne se sont jamais rencontrés. Le second avait combattu la doctrine du premier, le donatisme qui s’était répandu sur toute la Numidie, particulièrement dans les campagnes. Il faut reconnaître aussi que si l’église impériale était absente dans les campagnes, la basilique donatiste était souvent présente dans les cités du nord, fiefs de l’église catholique. Saint Augustin vassal de Rome, prit fait et cause pour Rome et son église contre les berbères de son ethnie, les donatistes. La conférence de Carthage en juin 411, souhaitée par sait Augustin et convoquée par l’empereur Honorius, engagea des débats qui durèrent trois longues journées, et opposèrent 278 évêques catholiques à 276 évêques donatistes. L’évêque Augustin joua un rôle prépondérant dans les débats. Notre ami Mahfoud Kaddache résuma de façon magistrale le rôle et place de saint Augustin dans l’échiquier de l’empire Romain : « L’ordre romain n’a pas eu de défenseur plus brillant que ce berbère romanisé, dont l’intelligence et la culture, affinées par de longues études religieuses, trouvaient toute leur expression dans une éloquence redoutable…A l’origine Augustin se proposait de combattre ‘l’hérésie donatiste’, largement majoritaire en Numidie. Mais son action ne pouvait se limiter aux arguments théologiques car le donatisme, dépassant ses cadres et plongeant ses racines dans les masses rurales, était devenu un puissant mouvement d’opposition à la domination romaine. Combattre le donatisme, cela signifiait combattre aussi les circoncellions, qui en étaient les alliés. » Pour étaler sa soumission à l’empereur, saint Augustin terminait ses discours par : « Celui qui résiste aux puissances, résiste à l’ordre de Dieu. » La conférence de Carthage marque ainsi la victoire de l’épiscopat catholique sur le clergé donatiste dont les membres, acculés par la multiplication des mesures coercitives que les autorités romaines prennent à leur encontre au fil des ans par différents édits (décrets), menaces d’amende, d’exil, de proscription, de déportation voire de peine capitale. Les traces du donatisme perdurèrent néanmoins jusqu’à la fin de l’Afrique chrétienne.

  • Au-delà des personnages, il y a une importante dimension sociologique que vous mettez en avant. Ainsi, nous faisons connaissance avec les communautés, les modes de vie, les rites, etc. Ce qui appuie la thèse politique de votre roman, l’esprit libre et anticolonialiste des Berbères.

Les  historiens indépendants de l’église chrétienne catholique, affirmaient que le christianisme africain des premiers siècles (IIe et IIIe), farouchement défendu par Donat et son mouvement, possédait toutes les caractéristiques d’une puissante doctrine d’opposition politico-sociale, à sa tête Tertullien et Cyprien, qui traduisirent la bible au latin. Ils furent davantage des combattants révolutionnaires que des hommes d’église. A ce sujet W.H. Clifford Frend (historien de l’Eglise ancienne, archéologue, prêtre anglican, ordonné en 1983) avait souligné que « Donat défend une série de valeurs que Cyprien et Tertullien avaient défendues… » Ainsi, nous pouvons affirmer que, dès les premiers siècles de notre ère, le peuple berbère de Numidie avait l’esprit libre et anticolonialiste. J’ajoute que l’Algérie insurrectionnelle et révolutionnaire de novembre 1954 ne peut s’inscrire que dans le prolongement des révoltes des circoncellions conjuguées à celles des donatistes, portées des siècles auparavant par un peuple berbère qui a refusé l’ordre impérial et catholique romain. J’insiste qu’elle en est l’aboutissement.

  • La résistance est un mot qui résonne en nous, aujourd’hui plus que jamais avec ces tragiques événements qui se déroulent en Palestine, et la résistance du peuple palestinien. Qu’est ce que, selon vous, Robba nous apprend de la résistance ? Car, nous avons tant de choses à apprendre de notre passé et de nos ancêtres.

La résistance du peuple Palestinien, autant que celle du peuple Algérien, demeure séculaire. Le terme de « Palestine » est attesté depuis le Ve siècle avant J.- C. Les persécutions qu’avaient subies les donatistes berbères pendant la colonisation romaine, le peuple Palestinien est en train de les subir à ce jour. Robba, la berbère donatiste de l’Algérie antique profonde, avait marqué sa période par son discours anti-romain et rassembleur autour de son église pure africaine autochtone. Une berbère « folle » de sa Berbérie libre et de son culte chrétien d’Orient. Le Djebel Robba du Mcid et la basilique de Robba à Benian, deviennent les symboles encore debout de la lutte de cette antique révolutionnaire anticolonialiste. Après son assassinat en mars 434 par les berbéro-romains, serviteurs de l’empire romain et son église catholique, la basilique de Robba fut érigée à la gloire de ses ennemis.

  • En avez-vous fini avec Robba ? Comptez-vous nous faire voyager encore dans notre passé et dans cette période-là de l’histoire ?

Finir avec Robba la rebelle, cela veut tout simplement finir avec l’histoire du donatisme, un mouvement de l’Algérie antique qui a eu un impact philosophique sur beaucoup de penseurs et philosophes du monde contemporain, entre autres Karl Marx, qui avait séjourné en Algérie vers la fin du XIXe siècle. Masses ouvrières, prolétaires, paysannes étaient les formes de résistances des berbères de Numidie face aux colons romains. Cette résistance populaire se faisait autour de la basilique donatiste, notamment dans la campagne de la Berbérie. Prier autrement que l’envahisseur demeurait une forme de résistance. Oublier Robba, cela veut dire aussi, oublier Tertullien, Cyprien, Gildon, Firmus et les circoncellions, enfants de la campagne, fief de la résistance berbère de l’antique Algérie, et oublier aussi sa descendance, les femmes qui ont marqué la résistance de l’Algérie contemporaine, Fadhma N’soumer, Hassiba Benbouali, Djamila Bouhired, Zohra Drif, Rekia Arras et la liste demeure longue. Il faut préciser aussi que les paysans de l’Algérie contemporaine colonisée, formaient le gros des troupes de l’Armée de Libération Nationale. Robba m’a fait découvrir la Numidie des révolutionnaires, Il faut continuer dans le travail de recherche académique ou autre, pour la valorisation de l’antique mouvement paysan Numide qui avait permis l’émergence du socialo-communisme.

S. K.

  • Robba. La Berbère donatiste de Driss Reffas. Préface de Yasmina Khadra. Roman, 144 pages. Editions Casbah, Alger, 2023. Prix: 850 DA.
Bio express de l’auteur (par l’éditeur)

Le docteur Driss Reffas est né à Mercier Lacombe, Sfisef aujourd’hui, dans la wilaya de Sidi Bel-Abbès. Il fit la totalité de sa scolarité à l’Ecole nationale des Cadets de la Révolution de Koléa, avant d’obtenir un diplôme de chirurgien-dentiste à l’Institut des sciences médicales d’Oran. Vice-président de la Fédération dentaire africaine et de la Fédération dentaire maghrébine, membre du Conseil supérieur des médecins dentistes arabes, il milita au sein de l’Académie africaine de la Paix en tant que secrétaire général et de l’Organisation de la société civile africaine.

Une réflexion sur “Driss REFFAS: « Robba m’a fait découvrir la Numidie des révolutionnaires »

  1. Bonjour ,
    le prénom Robba existait dans les Aures .Beaucoup de femmes se prénommaient Robba, dans les années 60-70.Malheureusement disparus aujourd’hui au profit de prénoms étrangers à notre culture.je ne pensais que que l’influence de nos ancêtres était si forte qu’on conserve encore leurs prénoms et leur héroisme.Vive les Numides.

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