Rencontre littéraire avec Djaïli Amadou Amal : «Ce qui m’a sauvé, c’est que moi j’avais lu»

En Algérie suite à l’invitation de l’Institut français d’Algérie, l’écrivaine camerounaise, Djaïli Amadou Amal, a animé lundi 10 octobre 2022 à Alger, à la Librairie L’Arbre à dires, une rencontre littéraire autour de son roman « Les Impatientes », paru en France en 2020 aux éditions Emmanuelle Collas, et cette année en Algérie, aux éditions El Kalima, et ce, après une première publication au Cameroun en 2017, sous le titre « Munyal, les larmes de la patience ». Ce roman, son troisième, a connu un grand succès aussi bien en Afrique que partout ailleurs, et lui a permis de porter sa voix et ses engagements, et de remporter plusieurs prix. En effet, Djaïli Amadou Amal est lauréate du Prix de la meilleure auteure africaine 2019, Prix Orange du livre en Afrique 2019, Prix Goncourt des Lycéens 2020, Choix Goncourt de l’Algérie 2021.

« Les Impatientes » est un roman polyphonique, qui s’intéresse à trois personnages féminins s’exprimant à la première personne, Ramla, Hindou et Safira, mariées précocement et devant s’armer de patience, du fameux « Munyal », et ne surtout pas s’exprimer sur leurs désirs ou besoins. Le roman « retrace le destin de la jeune Ramla, arrachée à son amour pour être mariée à l’époux de Safira, tandis que Hindou, sa sœur, est contrainte d’épouser son cousin. » (Extrait de la quatrième de couverture de l’édition algérienne).

Au cours de la rencontre où l’autrice n’a pas manqué d’humour et certainement pas de profondeur et d’à-propos, elle a tenu à expliquer d’où elle parlait, en répondant à la question du choix du titre du roman « Les Impatientes » pour l’édition française, à la place de « Munyal, les larmes de la patience ». « Je viens du Grand nord du Cameron ; le Cameroun c’est l’Afrique en miniature, nous avons tous les paysages et tous les climats de l’Afrique, et une grande partie des aires culturelles de l’Afrique. Moi, culturellement parlant, je suis beaucoup plus proche du Tchad, du Niger, du sud de l’Algérie… », a-t-elle indiqué.

Elle a également tenu à rappeler qu’il y avait une continuité, un prolongement dans sa réflexion à travers ses romans, depuis le premier, « Walaande, l’art de partager un mari » (2010), « un livre qui parle de ce que ressentent les femmes par rapport à la polygamie ». Suivra « Mistiriijo, la mangeuse d’âmes » en 2013. Pour le troisième « Munyal, les larmes de la patience », elle a souligné qu’elle voulait écrire sur les violences faites aux femmes, mais ne savait pas comment aborder ce thème si vaste dans un seul roman. Comment un seul texte pourrait exprimer toutes les violences, tous les silences, les renoncements, les vies gâchées, les douleurs et les frustrations ? « Pour ce livre, j’ai cherché longtemps quel pourrait être le fil conducteur, comment pouvoir mener ça, et alors j’étais dans la dédicace d’un de mes ouvrages, quand quelqu’un s’est approché de moi, quelqu’un qui faisait partie d’une association dont je fais partie (l’association pour la pérennisation de la culture peule), il me donne une feuille de papier format A4 et tout est écrit en langue peule. Ce sont les conseils d’un père à sa fille. Alors quand j’ai vu ça, a été le début », a-t-elle signalé à propos du déclic, le point de départ à ce roman.

« La patience tellement fatiguée qu’elle pleure ! »

Djaïli Amadou Amal, talentueuse conteuse au demeurant, a expliqué que les conseils d’un père à sa fille, connus de toutes les jeunes et de tous les jeunes hommes aussi (qui les apprennent pour pouvoir les donner plus tard), « commencent toujours par ‘Munyal’, le mot patience, sois patience. Je pense que le mot arabe ‘sabr’ est plus que fort, il le traduit mieux que patience. Chez nous, quand il y a un mariage, le soir, avant d’emmener la mariée dans sa maison, on l’amène chez son père, assis avec d’autres hommes proches de la famille, pour qu’elle lui dise au revoir, et à ce moment-là, son père doit lui donner les conseils. Ces conseils-là, on les a tous entendus, on les a tous assimilés en nous. Et finalement, pour moi, il y a en ces conseils quelque chose qui puisse définir la violence faite aux femmes », indique-t-elle. Et d’expliquer : « Quand on dit à une femme ‘Munyal’ (c’est pratiquement le même mot dans toutes les communautés, même en Wolof ça se dit Muniol, au Mali ça se dit Munio sabari), ça veut dire accepte tout, soumets-toi surtout sans te plaindre. Selon le concept de Munyal, une femme doit se sacrifier, doit faire abnégation de son bonheur, doit s’oublier pour l’honneur de la famille, pour les enfants, pour le mari, etc. A cette seule condition, elle sera une vraie femme, il n’y a pas de possibilité de dire je ne supporte pas. Dans ce livre, je voulais tout simplement dire tout haut ce que toutes les femmes pensent tout bas : je ne veux plus être comme ça, je suis fatiguée. Mais on ne peut pas le dire parce que c’est un blasphème évidemment. On ne peut pas dire je ne veux pas patienter parce que la patience fait partie non seulement des règles de nos traditions et du code d’honneur peule, le Pulaaku, mais ça fait également partie de la religion. Dans toutes les religions d’ailleurs monothéistes, c’est d’abord la patience. Donc pour moi, ce mot traduisait quelque part la violence faite aux femmes, puisqu’elles sont obligées d’accepter cette violence et de subir cette violence. Alors dans le premier titre du roman, j’ai dit Munyal, et le sous le titre les larmes de la patience, [dans le sens où] même cette patience, elle est tellement fatiguée d’être patiente qu’elle pleure. »

« Munyal, les larmes de la patience » a eu un grand succès en Afrique, et a suscité l’intérêt d’Emmanuelle Collas, qui a décidé de l’éditer, et de reprendre le texte avec l’autrice pour « le rendre plus fluide surtout pour un lectorat occidental ». A un moment-donné, il a fallu choisir un titre. Si Munyal est porteur de sens en Afrique et même dans le monde arabe avec sa traduction Sabr, en occident, selon l’autrice, « personne ne sait de quoi il s’agit. Il s’agissait de trouver un titre qui puisse parler à tout le monde parce que le titre d’un roman fait partie des choix éditoriaux ». Djaïli Amadou Amal a confié à ce propos qu’après discussion avec son éditrice, « on s’est rendu compte que finalement les femmes dans le roman ne sont pas patientes, parce que si elles l’étaient, elles auraient simplement accepté de se taire, accepter ce qu’on leur conseille et suivre les conseils. Mais d’une manière ou d’une autre, toutes ces femmes essaient de s’en sortir, et dans ce sens, elles sont des femmes impatientes. »

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« La prochaine fois, rentre par la grande porte »

Au cours de cette rencontre, l’autrice, marraine de l’édition 2022 du Choix Goncourt de l’Algérie (la cérémonie a eu lieu hier à l’Institut français), a abordé, par les chiffres et les statistiques, le mariage précoce et forcé, en signalant « qu’un mariage précoce concerne 3 filles sur 5 en Afrique subsaharienne, c’est un problème récurrent et une des violences les plus pernicieuses qui entraine d’autres violences : les filles ne terminent pas leurs études ; c’est un mariage forcé, arrangé, imposé ; il y a toujours le viol conjugal. Une fille mariée jeune va subir des violences physiques et psychologiques. L’une des violences aussi c’est la répudiation, c’est l’homme qui a le dernier mot et cela finit toujours par la répudiation. 75% des filles répudiées se retrouvent dans une prostitution informelle. » Pour elle, « le mariage précoce et forcé dans une société musulmane et peule, c’est 12% pour des causes religieuses, 46% pour des pesanteurs socioculturelles ; pour tout le reste c’est la précarité, qui dans la zone du Sahel est aggravée par le changement climatique, et aussi par Boko Haram. Le mariage précoce et forcé concerne toute les religions (chrétienne, musulmane, païenne, animiste…), tous les milieux (urbain, rural), toutes les classes sociales. »

Ce constat par les chiffres fait aussi écho à la propre expérience de Djaïli Amadou Amal, qui a été mariée à 17 ans. Evoquant la dimension autobiographique de son livre, l’écrivaine a précisé être née dans un lieu où il n’y avait aucune libraire ni aucune bibliothèque. « A l’école, on avait le livre unique de français. Et à chaque fois qu’on avançait en classe, les filles disparaissaient, parce que l’école est une institution chrétienne, parce qu’il n’y a pas d’école partout, et parce que l’éducation des filles n’est pas importante », a-t-elle dit. Un jour, par hasard, elle trouve un livre (La Bibliothèque rose), et découvre un monde enchanté. Elle n’a pas encore 9 ans. Elle apprend à la mission catholique, il y a des livres, elle commence à s’y rendre en cachette, en escaladant un mur pour ne pas être vue par « les tontons du quartier », qui surveillent tout le monde. Son père fini par découvrir ses escapades et prévoit de la punir mais il lui demande des explications. Elle lui raconte ce monde magique auquel elle accède par ses lectures, alors il lui dit : « La prochaine fois rentre par la grande porte ».

A partir de 10 ans, Djaïli Amadou Amal commence par avoir des prétendants. Elle se finance à 14 ans et commence à lire, à cette même période, des auteurs africains comme Amadou Hampâté Bâ, Mariama Bâ (« Une si longue lettre »), Seydou Badian Kouyaté (« Sous l’orage »). Ses fiançailles seront rompues et elle sera mariée à l’âge de 17 ans avec un cinquantenaire influent. Car, « dans la société, l’enfant appartient à toute la communauté. Ils ont décidé pour mon père ». Suivront des moments de dépression, de dépression, de colère, mais « ce qui m’a sauvé, c’est que moi j’avais lu. Ce sont les livres qui m’ont permis de me rendre compte. Avec le temps, j’ai pris un agenda et j’ai commencé à écrire ». Un jour, et à la suite de nombreux événements qui agiront sur sa conscience, elle décidera de partir pour sauver ses filles, et leur offrir un meilleur avenir. Ce qu’elle a réussi vu que toutes les deux sont actuellement étudiantes à l’université. Elle réalise aussi qu’elle avait une voix et décide donc de s’exprimer par l’écriture, pour raconter des histoires de femmes qui se ressemblent dans les schémas de violence qui leur sont imposés. De ce fait, Djaïli Amadou Amal dira que son œuvre « n’est pas forcément autobiographique », mais les faits sont réels. Et qu’est ce qu’ils sont douloureux ! Aujourd’hui, « Munyal, les larmes de la patience » est inscrit au programme scolaire au Cameroun, pour les classes de terminale, et elle sillonne son pays, son continent et le monde pour raconter ces histoires de femmes, écouter et faire part de témoignages, et essaie de changer le monde par les mots.

Sara KHARFI


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5 réflexions sur “Rencontre littéraire avec Djaïli Amadou Amal : «Ce qui m’a sauvé, c’est que moi j’avais lu»

  1. Merci Sara j’avais lu celà sur votre blog.. C’est bien que cet effort soit ainsi accompagné et Amal mérite tellement ! J’espère que Naïma vous à passé blés PIM 2022 (jules roy, Kassel Yacine et Yahia Belaskri. Et que vous pourrez aussi en rendre compte. Bien amicalement

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