Akram El Kébir : « J’avais cette envie de mettre sous les feux des projecteurs des jeunes laissés-pour-compte »

Les Fleuves impassibles est un roman d’Akram El Kébir, paru en octobre 2019 aux éditions APIC. Structuré autour de deux parties (et d’un épilogue), il s’intéresse à la folle aventure de Zaki et ses amis. Dans cet entretien, l’auteur évoque son roman, ses choix et son écriture.

Y a-t-il eu un fait, une situation qui vous a donné envie d’écrire Les Fleuves impassibles ?

  • Akram El Kébir : Si mes souvenirs sont bons, l’idée m’est venue d’écrire cette histoire après la mise en fonction d’un bateau-taxi reliant la commune d’Oran à celle d’Aïn El Turk. C’était, je crois, en 2017. Ça m’a paru assez amusant d’imaginer comment des Harraga s’empareraient de ce bateau-taxi pour le diriger jusqu’en Espagne, et cela d’autant plus que pour mener à bien cette folle entreprise, ils devaient faire face aux passagers du bateau, qui, eux, n’avaient qu’un seul désir : rejoindre la plage des Dunes, de la corniche oranaise. L’idée de cette confrontation entre harraga et passagers, et de tous les gags qui pouvaient en découler, m’avait beaucoup intéressée. Il y avait aussi, à travers ce foisonnement de personnages – entre ceux formant le groupe des harraga, ceux des passagers ou encore de l’équipage du bateau, qui lui, est italien –, une possibilité de raconter plusieurs petites histoires dans l’histoire. Une belle opportunité, qui s’était d’abord offerte à moi, en me permettant de laisser libre cours à mon imagination, de ne pas me borner à raconter une histoire balisée par une intrigue figée, et aussi, le cas échéant, de permettre au lecteur d’avoir quelques petites échappées au fil des chapitres. De s’évader un petit peu, le temps de quelques paragraphes ou de quelques pages, en allant jeter un petit coup d’œil dans la vie de ces personnages secondaires.      

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C’est l’histoire de Zaki, un cafetier de 24 ans qui décide d’exécuter une folle idée, avec l’aide de ses amis, Okacha et Anis. Qui sont ces protagonistes qui feront la connaissance d’autres personnages peu recommandables et d’autres plutôt sympathiques ?

  • Zaki habite le quartier de la Marine, à Sidi El Houari. Il est cafetier dans un petit estaminet de la place de la République, toujours à Sidi El Houari, et n’a que très peu de loisirs. Les amis avec qui il traîne, en l’occurrence Okacha et Anis, sont ses voisins de quartier, l’un est gardien de parking, l’autre chanteur raté de cabarets. Il leur arrive de rester dehors jusqu’à trois heures du matin, à s’envoyer des pétards et à parler de tout et de rien, en attendant de voir le jour se lever. Bien que relativement jeunes, leur vie est faite d’amertume et de désillusions. Travaillant dans un petit estaminet perdu, Zaki n’a qu’un client fidèle, un vieux retraité de 75 ans, qui s’amène tous les matins avec une pile de journaux à lire. C’est ainsi qu’un matin, Zaki tombe sur un reportage parlant d’un bateau-taxi reliant Oran à Aïn El Turk. De là, une idée dingue lui vint en tête : et s’il détournait ce bateau pour partir avec en Espagne ? Il tanne ses amis pour qu’ils se joignent à lui dans cette aventure rocambolesque et constituer une fine équipe, qui sera, quand même, un peu déjantée (voire beaucoup). Deux truands feront aussi partie du lot. Cette fine équipe, qui n’a qu’une seule hâte : mener à bien la harga pour atteindre, le plus tôt possible, l’autre rive de la Méditerranée, devra faire face aux passagers du bateau-taxi. Parmi ces passagers, Nafissa, une jeune étudiante un peu anarchisante sur les bords, et qui est, à mon sens, l’un des personnages les plus emblématiques de l’histoire. Je me suis également beaucoup amusé à tourner en bourrique un autre personnage, le rendant pathétique à l’extrême. Il s’agit de Mokhtar, un apprenti-dentiste, qui était sous l’emprise d’un méchant vague à l’âme dû à un amour non-réciproque. Le roman regorge ainsi de petites histoires de la sorte, qui n’ont rien à voir avec l’intrigue, mais qui donne néanmoins à celle-ci toute son épaisseur.

Contrairement au personnage principal de votre précédent roman, AuSecours Morphée !, qui rêvait sa vie et préférait la subir, Zaki et ses amis sont plutôt dans l’action…

  • Je ne sais pas, c’était mon inspiration de cette époque, peut-être parce que le livre étant écrit durant l’été 2019, j’étais inspiré par tous ces jeunes téméraires, venant des quartiers populaires, et qu’on voyait chaque vendredi faire le hirak. Il y a peut-être un peu de ça. Il y a peut-être aussi cette volonté de me part de changer de registre : dans Au secours Morphée, les personnages étaient des bobos algériens ; il en est de même pour Vivement septembre : le personne de Wahid était un névrosé qui adulait sa solitude au-delà de toute mesure. J’avais cette envie de mettre sous les feux des projecteurs (encore que le mot soit trop grand), des jeunes laissés-pour-compte, vivant en marge de la société, vivant de débrouillardises, méprisé à la fois par le pouvoir et par l’élite petite-bourgeoise, mais à qui, quand même, on doit tout : ce sont eux, par exemple, qui étaient aux premiers rangs les premiers vendredis du hirak, et même après.

Dans ce texte, vous vous intéressez à la question des harraga, de manière singulière. Qu’est ce qui vous a intéressé en particulier dans ce thème, qui a d’ailleurs beaucoup inspiré la littérature ?

  • Je n’avais pas la prétention d’aborder la question de la harga de façon frontale, et d’expliquer, avec des mots pompeux, ses causes et ses origines. Ce thème s’est imposé à moi dès lors que j’ai eu l’idée de cette histoire de piratage de bateau-taxi. Je me suis dit «tiens, ça tient ! ça peut faire l’objet d’un roman marrant». D’ailleurs, je ne m’attarde pas, dans le livre, à expliquer ce qu’est la harga. Je n’y consacre aucun paragraphe explicatif. D’abord, parce que je pars du principe que le lecteur sait quand même de quoi il s’agit, et puis, quand bien même ne serait-ce pas le cas, quand bien même peut-on tomber sur des lecteurs ne connaissant rien à ce phénomène, en lisant l’histoire, ils finiront, implicitement, par deviner de quoi il retourne. Cela n’est pas dit de façon explicite, mais l’explication est néanmoins là, sous-jacente, implicite.

« Faire rencontrer, ou plutôt, confronter, dans le bateau, des Algériens de tous bords, des Algériens qui s’ignoraient complètement. J’ai aimé décrire ce petit mélange hétéroclite d’Algériens, habitant une seule et même terre, mais tellement différents les uns des autres, et ne se connaissant qu’à peine »

Le roman évoque également la jeunesse et ses espoirs, le manque de communication entre les différentes couches sociales et les générations, et cette méconnaissance que nous avons, tous, les uns des autres…

  • D’où l’intérêt, me suis-je dit, de faire rencontrer, ou plutôt, confronter, dans le bateau, des Algériens de tous bords, des Algériens qui s’ignoraient complètement. J’ai aimé décrire ce petit mélange hétéroclite d’Algériens, habitant une seule et même terre, mais tellement différents les uns des autres, et ne se connaissant qu’à peine, et cela d’autant que, faisant dérouler l’histoire quelques mois avant le 22 février 2019, ces « retrouvailles » en pleine mer avaient des allures d’assemblée citoyenne. Sur ce bateau que des harraga convoitaient pour le diriger vers les côtes ibériques, il y avait une vingtaine de passagers, constituant un petit microcosme de ce qu’est, du moins en partie, la société algérienne. Cela va de Nafissa et sa mère, à Abdelkrim le salafiste accompagné de sa famille, en passant par le personnage de Badra, cette jeune femme désespérée et qui se démenait intérieurement pour trancher si oui ou non, elle voulait intégrer le « Milieu ». Le lecteur comprendra aisément que tout ce beau monde se retrouvera et se découvrira quelques mois après, un certain 22 février.

Qu’est ce qui a motivé le choix du titre, qui est extrait du poème « Le Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud, mis en musique un siècle plus tard par Léo Ferré, un autre grand poète ?

  • Justement, c’est un petit clin d’œil à Rimbaud et à son Bateau ivre. Comme l’histoire se passe en grande partie dans un bateau, et comme beaucoup d’évènements de l’ordre du rocambolesque se passeront au sein de ce navire, ce dernier, tout compte fait, pouvait donner l’impression d’être un peu pompette. Non, mais pour parler sérieusement, j’avoue ne m’être pas trop cassé la tête pour dénicher ce titre. Dès lors que je me suis souvenu du Bateau ivre de Rimbaud, je me suis récité le premier vers, qui disait : « Comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentais plus guidé par les haleurs…». Je me suis dit « c’est bon ! Le titre est tout trouvé ! Ça sera Les Fleuves impassibles ! » 

Une autre référence, cette fois-ci, à Don Quichotte de Cervantes, avec le nom du bateau-taxi, « Le Rossinante II ». Pourquoi cette référence en particuliers ? Zaki et ses amis sont-ils des « Don Quichotte des temps modernes » ?

  • Il y a effectivement quelques références à Don Quichotte dans le roman, d’abord par le nom que j’ai donné au bateau « Le Rossinante II ». Rossinante était le cheval de Don Quichotte, celui sur lequel il allait mener ses escapades. J’ai trouvé assez amusant de donner au bateau ce nom de « Rossinante II », car, on aura beau dire, mais l’entreprise de Zaki et ses amis est quand même assez emprunte de Donquichotisme. Il faut le faire ! Avec les moyens du bord, détourner un bateau-taxi, prendre des otages, et aller jusqu’en Espagne tout en contournant les gardes-côtes algériens et espagnols, et espérer arriver à bon port saints et saufs sans se faire choper, il faut vraiment être, comme disait je ne sais plus quel poète : « L’homme le plus riche d’espoir ». Il faut avoir une capacité tenace à vivre d’illusions, et à ne point voir la dure réalité qui s’impose à nous. Le personnage de Nafissa était justement en train de lire les aventures de Don Quichotte durant cet été 2018, et avait pris le livre avec elle pour continuer sa lecture dans le bateau. D’ailleurs, si je me souviens bien, c’est elle qui, la première, dira de Zaki et de sa bande que ce sont les Don Quichotte des temps modernes.

Oran, qui est la ville où vous êtes né et où vous vivez, continue d’être le point d’ancrage de vos fictions. Quel est votre rapport (d’écrivain) à cette ville ?

  • Lorsque j’écris, j’essaie généralement de trouver une histoire qui soit un tant peu universelle. Une histoire qui peut se dérouler dans n’importe quelle ville de n’importe quel pays du monde. Bien sûr, je lui donne pour décor la ville d’Oran, mais je fais cela plus par commodité qu’autre chose. C’est parce que je connais plus ou moins ses rues et ses ruelles, ses quartiers populaires et ses nouvelles cités. Il m’est alors beaucoup plus commode de faire dérouler l’histoire à Oran plutôt qu’ailleurs. Au secours Morphée !, par exemple, est une histoire où la ville d’Oran n’est pas érigée au rang de personnage, elle ne sert que de décor. L’intrigue, en effet, fait que l’histoire peut se dérouler non seulement n’importe où en Algérie, mais je dirai même : n’importe où dans le monde. Par contre, dans Les Fleuves impassibles, la ville s’impose comme personnage à part entière, car il s’agit d’une histoire qui ne pouvait se passer ailleurs qu’à Oran. Cela dit, force m’est d’avouer que je n’ai pas un rapport spécial à la ville d’Oran dans mon écriture. Quand j’écris, je préfère me focaliser sur l’histoire, son intrigue, ses personnages, ses rebondissements, ses gags, etc. La ville ne me sert que de décor généralement, même si, que je le veuille ou non, elle finit toujours par m’inspirer.

Ce bateau, à bord duquel les personnages se jaugent, discutent, se déchirent et nouent des liens, faisant naître un magnifique espoir, serait-il une métaphore de l’Algérie de 2019 ?

Si on le veut, oui. Quoi que, ce n’était pas tellement le but, je n’avais pas cette prétention-là. Mais si tel est le cas, si l’histoire peut s’apparenter à une métaphore de l’Algérie de 2019, alors ça me va !

Sara Kharfi

Les Fleuves impassibles d’Akram El Kébir, roman, 198 pages, éditions APIC, Alger, octobre 2019. Prix : 700 DA.


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