Nacéra Khiat, fondatrice de la librairie numérique « Aramebook »: « Le livre doit suivre l’évolution technologique »

Aramebook est une plateforme, en deux langues de navigation (arabe ou française), de vente de livres en format PDF. Mise en ligne en octobre 2018, elle propose des ouvrages en tout genre (roman, poésie, essai, livre jeunesse, bande dessinée…) dans quatre langues (arabe, tamazight, français et anglais). Dans cet entretien, sa fondatrice, l’éditrice Nacéra Khiat, revient sur la genèse du projet, les contraintes rencontrées et liées notamment au paiement en ligne et à la sécurisation des fichiers, les services proposés et la marche à suivre pour procéder à l’achat sur Aramebook. Elle évoque également l’avenir de sa plateforme et celui du livre papier, après une période d’arrêt de l’activité liée à la crise sanitaire due à la Covid-19.

Aramebook est une plateforme dédiée à la vente de livres numériques, en format PDF, la première du genre en Algérie. Comment est né ce projet ? (idée, choix du nom, passage de l’idée à projet, démarches…)

  • Nacéra Khiat : Effectivement, Aramebook est la première plateforme algérienne à commercialiser des livres numériques, plus précisément en format PDF. L’avancée technologique que connait le monde depuis plusieurs années ne nous laissait pas le choix, je voulais lancer ce projet il y a bien des années, quand le e-book et l’édition numérique commençaient à faire un peu le « buzz » dans le monde. Mais le contexte en Algérie ne s’y prêtait pas encore, il faut dire que même maintenant il n’est pas complètement prêt pour ce genre de plateforme. Je souhaitais donc qu’on ne reste pas en marge de l’évolution mondiale par rapport à cette fusion Livre/technologie et je n’ai voulu voir que le côté positif de la numérisation des livres, qui apportait un plus pour les auteurs, les éditeurs et les lecteurs. Le livre doit suivre obligatoirement l’évolution technologique sans pour autant que le livre en format papier ne soit lésé ; les deux doivent s’accompagner, d’autant que le même contenu du livre cible deux types de lecteurs différents.Il fallait par la suite passer à la concrétisation de cette idée, et c’est en 2018 que le projet a vu le jour, mais il est resté à l’ombre pendant quelques mois tout en étant déjà en ligne et fonctionnel. Ces mois nous ont permis de tester le site sous ces différents angles (technicité, fonctionnalité, facilité de navigation…) et chaque opération effectuée nous permettait de l’améliorer un peu plus afin d’éviter tout disfonctionnement en le présentant officiellement au grand public. Après une longue réflexion et quelques recherches, j’ai choisi pour la plateforme le nom d’Aramebook qui est un nom composé : Aram et Ebook. Aram est un nom arabe (الآرام) que nos ancêtres donnaient à de grosses pierres qu’ils mettaient dans le désert et qui servaient de repères pour les voyageurs qui ne savaient pas trop s’ils étaient sur le bon chemin ou pas, la vue de ces pierres les rassurait car ces dernières les guidaient dans leur parcours. Les livres, pour moi, sont aussi ces repères dans la vie qui nous guident, nous apprennent, nous fixent sur un certain nombre de choses et parfois tracent le chemin de notre vie… c’est comme ça que j’ai choisi de fusionner « Aram » et « ebook » pour donner un sens plus profond au nom de la plateforme.

Qu’est ce qui a retardé le lancement ? Quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

  • Plusieurs, mais essentiellement Internet et le e-paiement. Lorsque l’idée germait dans ma tête, Internet ne s’était pas encore généralisé en Algérie, je n’ose même pas évoquer le paiement en ligne qui jusqu’à aujourd’hui constitue le handicap principal pour toute activité commerciale en ligne. Il y a quelques années, beaucoup d’entre nous ne possédaient pas encore de cartes bancaires et quand ils en avaient, ils ne savaient pas trop quoi en faire, aujourd’hui même, elles ne servent, dans la plupart des cas, qu’à retirer de l’argent au niveau des distributeurs de billets. Il fallait attendre que les choses évoluent, mais il faut avouer que cela se fait trop lentement. Je devais quand même me lancer malgré les différentes contraintes, y compris l’investissement sur le plan personnel. D’abord parce que cela a toujours été mon souhait et je n’étais pas prête à renoncer, et aussi parce que l’environnement changeait dans la société algérienne et annonçait de nouvelles opportunités. Le e-commerce se développe comme il peut avec les moyens de bord, c’est encore plus difficile pour les livres numériques car on ne peut pas opter pour un paiement à la livraison comme le font la plupart des sites marchands actuellement, mais il faut être prêt lorsque le e-paiement sera enfin adopté, et ça ne devrait pas tarder. Cette pandémie de la Covid-19 nous a dévoilé notre faiblesse et le grand retard qu’accuse notre pays dans tout ce qui est prestation numérique ; cela nous a prouvé en même temps la nécessité d’y remédier très rapidement.

« Afin de donner plus de visibilité à la littérature algérienne, nous avons deux objectifs principaux, le premier est d’enrichir le catalogue en mettant un maximum de titres, dans les différents genres et en touchant la majorité, si ce n’est la totalité des éditeurs, c’est notre priorité actuellement. Le deuxième est de faire connaitre la plateforme et les ouvrages qu’elle propose à l’échelle nationale et internationale à travers des partenariats et des collaborations avec des opérateurs économiques intéressés par l’action culturelle. »

Vous signalez dans la présentation d’Aramebook que votre plateforme est ouverte à tous mais que la « priorité » est accordée aux « livres algériens ». Au-delà du fait de mettre en vente des livres d’auteurs et d’éditeurs algériens, quels sont les autres objectifs que vous vous êtes fixés ?

  • Aramebook est une plateforme numérique, ce qui veut dire qu’elle ne connait aucune limite géographique, elle est donc ouverte à tous les éditeurs et à tous les lecteurs du monde, sauf que pour les autres pays dans le monde, il existe déjà des milliers de ce genre de plateformes qui permettent une meilleure circulation des ouvrages et donc de la littérature, sachant qu’à la base même le livre en format papier circule bien, que ce soit pour le monde arabe ou ailleurs. Ce n’est pas le cas pour nous, nos livres, produits localement, circulent très mal même à l’intérieur du pays, ils ne sont même pas exportés dans les pays du Maghreb sauf exception bien sûr. Je ne m’attarderai pas sur les raisons, qu’on connait assez bien et qu’on évoque à chaque occasion, mais le constat est là et la situation n’évolue pas, au contraire elle va de mal en pis.  Les écrivains algériens connus dans le monde sont ceux qui sont édités en France. Certes nous sommes très fiers de ces écrivains mais qu’en est-il pour les autres, édités en Algérie et qui nous offrent de belles œuvres dans au moins trois langues ? Je ne prétends pas que c’est Aramebook qui va les faire connaitre mais elle contribuera certainement à le faire, à condition que les éditeurs jouent le jeu, bien évidemment. Du moment que le livre papier n’est pas exporté et n’atteint pas les lecteurs dans d’autres pays, pourquoi ne pas permettre à ces livres de voyager mais d’une autre manière ? Le livre numérique, lui, ne connait pas de frontières et ne subit pas les contraintes de l’exportation. Concrètement, et afin de donner plus de visibilité à la littérature algérienne, nous avons deux objectifs principaux, le premier est d’enrichir le catalogue en mettant un maximum de titres, dans les différents genres et en touchant la majorité, si ce n’est la totalité des éditeurs, c’est notre priorité actuellement. Le deuxième est de faire connaitre la plateforme et les ouvrages qu’elle propose à l’échelle nationale et internationale à travers des partenariats et des collaborations avec des opérateurs économiques intéressés par l’action culturelle. Ce type de partenariat permet de toucher un plus large public et ciblera des lecteurs potentiels à travers le monde.

Comment vous avez procédé (et ce travail continue, j’imagine) pour faire adhérer et convaincre les éditeurs ? Y en a-t-il qui ont refusé de participer ?

  • C’est très difficile. Même si tous ceux que nous avons approchés nous félicitent et trouvent l’initiative très bonne, les éditeurs qui ont réagi rapidement se comptent sur le bout des doigts. Un seul éditeur a refusé clairement (alors que sa directrice commerciale, rencontrée quelques jours avant était très enthousiaste et prête à collaborer) mais dans l’ensemble, ils sont réticents et prennent encore du temps pour y réfléchir. Je comprends parfaitement et je suis patiente, l’idée est toute nouvelle en Algérie, comme on est presque toujours dans l’incertitude, ils se posent beaucoup de questions, par rapport au e-paiement, la protection des fichiers, la concurrence entre le format papier et le format numérique, la rentabilité de l’opération… mais je suis très optimiste, nous essayons de les rassurer en premier lieu. Travaillant moi-même dans le secteur de l’édition, je connais toutes leurs préoccupations et essaie de présenter toutes les garanties possibles. Les éditeurs sont les partenaires essentiels de la plateforme, sans eux elle ne pourra pas exister, en contrepartie, elle leur offre d’autres alternatives en leur donnant l’opportunité de toucher de nouvelles catégories de lecteurs, réaliser plus de ventes et gagner un peu plus en visibilité sans aucun investissement financier de leur part. Nous avons tous constaté, à travers les réseaux sociaux, pendant cette période de confinement qui a handicapé toute la chaine du livre à l’instar des autres secteurs, comment les gens se sont intéressés à nouveau ou davantage aux livres. Les librairies étaient malheureusement fermées et le livre numérique pouvait très bien combler ce vide.

La protection des droits d’auteurs est une préoccupation majeure pour tous les créateurs ; vous avez fait en sorte de sécuriser les téléchargements (pour empêcher le piratage), pourriez-vous nous en parler ?

  • Avant d’être la première préoccupation des éditeurs, c’était d’abord la nôtre. Il n’était pas question de se lancer dans cette aventure sans assurer la protection des ouvrages mis en ligne. L’une des solutions possibles qui se présentait à nous était la mise en place d’un logiciel de signature électronique, qui protège le fichier PDF contre la copie et l’impression et marque chaque page de l’ouvrage en y inscrivant toutes les coordonnées personnelles de l’acheteur (nom et prénom, adresse, mail, numéro de téléphone…) dans le but de l’empêcher de partager le fichier sur le net. Si toutefois il le fait, il nous sera très facile de repérer le propriétaire du fichier et prendre les mesures qui s’imposent dans ce cas de figure. Le lecteur est informé et doit accepter toutes les conditions de vente avant d’effectuer sa commande sur la plateforme. D’autres mesures de protection sont envisagées dès que nous en aurons les moyens, cependant, je dois signaler qu’aucune personne au monde ne pourra garantir une protection à 100%, la technologie offre des solutions magiques mais l’être humain ne cesse de leur trouver des failles.

Comment vous avez procédé pour fixer les prix ?

  • Les prix sont fixés par l’éditeur, c’est de son ressort. Nous lui faisons juste rappeler dans le contrat que le prix du livre en format numérique doit être inférieur à celui du format papier.

Le mode de paiement se fait de deux manières (carte bancaire ou virement). L’adoption du paiement en ligne va certainement bouleverser (dans le bon sens) votre activité, mais pour le moment et telles que se présente les choses, cela ne complique-t-il pas votre activité ?

  • C’est notre souci majeur ! Tous les autres sites marchands optent pour un paiement à la livraison, dans le cas d’Aramebook, les livres sont téléchargés, ce qui ne permet aucun contact direct avec le lecteur. Pour l’étranger, le problème est réglé car le paiement se fait de manière simple et rapide par carte Visa ou Alipay pour la Chine. En Algérie, pour ceux qui utilisent des applications telles que BaridiMob (pour le CCP) ou une autre application bancaire peuvent effectuer un virement à partir de leur smartphone, ce qui est déjà plus simple mais ils sont très peu à utiliser ces applications. Pour le reste, la seule solution est de se déplacer à la banque ou à la poste pour payer et ce n’est pas du tout pratique. Qui dit vente en ligne, dit achat en quelques clics et tant que le e-paiement n’est pas à notre portée, cela reste impossible.

Qui est votre cible première ? (Les jeunes, les grands lecteurs, toute personne connectée…)

  • Nous ciblons toute personne qui s’intéresse aux livres et qui possède un smartphone, une tablette ou un ordinateur équipé d’internet. Les jeunes sont une cible et une catégorie qui attire toute notre attention. Ce sont eux l’avenir ! On leur reproche souvent le fait qu’ils ne lisent pas du tout ou pas assez, qu’ils sont trop connectés à leur smartphone, ce qui n’est pas faux mais au lieu de les blâmer, il faut aller dans leur sens, se rapprocher d’eux pour savoir de quelle manière on peut les réconcilier avec la lecture. S’ils préfèrent les écrans au papier, ce n’est pas grave, nous n’avons qu’à rendre le contenu de ce papier lisible sur leur écran et les encourager à le lire d’où le slogan de notre plateforme : « Peu importe où et comment tu lis, lis c’est l’essentiel ! » Sinon, il y a d’autres catégories : des chercheurs, étudiants, universitaires, grands lecteurs… dans des zones éloignées, qui sont privés de librairies et de bibliothèques et pour qui le livre numérique est une option très intéressante.

Au début du confinement, en mars dernier, vous avez proposé une partie de votre catalogue gratuitement.

  • C’était le minimum qu’on pouvait offrir durant ces moments de crise. La pandémie a mobilisé tout le monde, les gens étaient très perturbés, inquiets et un peu perdus ; et dans ces cas la lecture s’avère un bon remède. Cela avait commencé avec un éditeur, Atfalona, qui avait accepté avec grand plaisir notre proposition d’offrir à titre gracieux le téléchargement des livres pendant les premières semaines du confinement, dès que nous avons annoncé l’information sur les réseaux sociaux, d’autres partenaires nous ont contactés pour participer à leur tour à cette action de solidarité. Les intéressés passaient leurs commandes que nous validions directement sans paiement et ça a fait le bonheur de certains, ce qui ne peut que nous réjouir.

« Le confinement a révélé un grand intérêt aux livres et à la lecture. »

Le confinement a-t-il boosté vos ventes ? Avez-vous eu plus de demandes de l’Algérie ou de l’étranger ?

  • Le confinement a révélé un grand intérêt aux livres et à la lecture. Les gens, se trouvant obligés de rester à la maison, avaient plus de temps libre pour lire davantage ou lire, tout simplement, et se dirigeaient vers Internet pour chercher des livres quand ils n’avaient plus de livres à lire chez eux, c’est pourquoi nous avons constaté effectivement plus de mouvement sur la plateforme et cela provenait beaucoup plus de l’Algérie que de l’étranger, ce qui dénote un besoin de ce genre d’ouvrages chez-nous et un intérêt grandissant pour le livre numérique que ça soit par choix ou par nécessité.

Les jours et les mois qui arrivent seront difficiles pour tous les secteurs, l’édition a été grandement impactée par le confinement, vous-même qui êtes éditrice, comment voyez-vous l’avenir de votre métier et du livre papier ?

  • L’incertitude dans laquelle baigne l’éditeur algérien remonte déjà à plusieurs années, le secteur du livre représente le maillon faible dans l’économie algérienne et a été très affecté par les différentes crises qu’a connues le pays, la crise sanitaire l’a affaibli encore davantage et plusieurs éditeurs sont dans le flou le plus total. Maintenant, plus que jamais, l’État doit intervenir pour sauver le secteur en revoyant sa politique du livre et en mettant en place une stratégie qui vise à faire revivre la chaine du livre, non pas par des aides directes et occasionnels aux éditeurs, mais en créant un environnement sain et favorable, qui permet la continuité d’abord puis l’évolution et l’épanouissement de ce métier noble. Dans l’immédiat je pense qu’il est impératif que l’État intervienne et fasse en sorte que les éditeurs puissent fournir en livres, et à travers tout le pays, les bibliothèques, les maisons de jeunes, les écoles, les universités… en allouant des budgets à ces structures dans le seul but d’acquérir des ouvrages, il permettra de cette manière de faire fonctionner (et sauver surtout) toute la chaine du livre avec ses différents acteurs et non pas seulement les éditeurs. A partir de là et avec un travail de fond qui redonnera au livre sa place dans la société, à commencer par l’école, l’éditeur algérien pourra se projeter dans l’avenir, sans cela il est difficile d’envisager des projets à long terme.

Vous êtes une librairie en ligne certes mais envisagez-vous, à l’avenir, de vous lancer dans l’édition en ligne via Aramebook ?

  • Cela n’est pas envisageable dans l’immédiat mais rien n’empêche d’y penser plus tard. Cependant la plateforme, tout en collaborant avec les éditeurs, offre la possibilité aux auteurs de mettre en vente leurs ouvrages du moment qu’ils détiennent les droits électroniques. Cela représente une belle opportunité surtout pour de jeunes auteurs qui préfèrent commencer par le livre numérique avant de passer au format papier, une démarche connue et fréquente à l’étranger. Cela reste une édition à compte d’auteur, Aramebook intervient comme diffuseur en ligne seulement et non comme éditeur.

Sara Kharfi


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