« El Meftah » du Théâtre régional de Béjaïa : Entre engagement et limites

La générale de la pièce « El Meftah » (La clef), écrite par Mohamed Bourahla, mise en scène par Ziani-Chérif Ayad et produite par le Théâtre régional Abdelmalek-Bouguermouh de Béjaïa, a été présentée, samedi 4 octobre, sur la scène du Théâtre national algérien Mahieddine-Bachtarzi. Cette création se voulait à la fois politique et poétique, convoquant la chorégraphie, la musique et le jeu d’acteurs pour donner chair au drame palestinien. Le choix de ce sujet témoigne d’un engagement fort, mais il a également révélé les limites d’une approche où le discours finit parfois par l’emporter sur la dramaturgie.

La pièce met en place un huis clos où Françoise, écrivaine et académicienne interprétée par Tounes Aït Ali, célèbre la sortie de son dernier ouvrage consacré à la question du pouvoir et de l’argent. Son mari Bernard, patron de presse campé par Réda Takherist, l’ami de Bernard, David, interprété par Djalal Draoui, et le collègue de Françoise, l’universitaire Mourad, incarné par Billel Belmadani, prennent part à ce dîner qui tourne rapidement à la confrontation idéologique. Les échanges se durcissent, les mots deviennent des armes. David exprime sans détour un discours sioniste cynique et brutal, Mourad réplique avec une parole de vérité tranchante et sans concession, tandis que Françoise se dresse en « objecteur de conscience », opposant une révolte morale à son mari et à son invité, ce qui donne à son personnage une stature quasi brechtienne. Cette configuration met en tension différentes positions, mais le contraste trop marqué entre les personnages finit par affaiblir la complexité dramatique.

La scénographie repose sur un écran-panneau en fond de scène où défilent des images de la destruction de Ghaza. La juxtaposition entre la fixité d’une table de dîner et la violence des images projetées cherche à produire une dialectique, mais l’effet peine à trouver toute son intensité. L’usage ponctuel d’un micro baladeur, isolé de toute démarche cohérente, donne l’impression d’un procédé gratuit, qui ne s’intègre pas pleinement à l’ensemble. Sur le plan du jeu, les comédiens ont livré une prestation sincère mais inégale. L’excès de pathos, les invectives répétées et une diction parfois approximative ont nui à la justesse de l’interprétation, privant la pièce de nuances psychologiques qui auraient pu donner plus d’épaisseur aux personnages.

Le titre, « El Meftah », ne trouve véritablement son ancrage dramaturgique qu’à la toute fin, lorsque des clefs apparaissent à l’écran. Ce symbole, puissant dans l’histoire palestinienne, puisqu’il renvoie à la Nakba et au geste des Palestiniens conservant la clef de leur maison comme promesse de retour, aurait mérité d’être travaillé en profondeur tout au long de la pièce. Son apparition tardive et sans préparation scénique l’affaiblit, alors qu’il aurait pu constituer un fil conducteur. Cette clef, qui renvoie aussi à l’histoire des Andalous expulsés d’Espagne, incarne une mémoire de l’exil et de l’attente, mais son traitement dramatique laisse le spectateur sur une impression d’inachevé.

En choisissant d’inscrire sa création dans un théâtre militant, « El Meftah » affiche l’ambition de conjuguer émotion et conscience politique. Cependant, à force de souligner l’opposition entre le bien et le mal, la pièce réduit les personnages à des archétypes et perd en subtilité. Or, nuancer ici ne signifie pas relativiser ou minimiser la tragédie palestinienne et la colonisation, encore moins mettre sur le même plan l’occupé et l’occupant. Nuancer, dans ce contexte, consiste à donner de la profondeur au personnage palestinien, à le montrer dans son humanité au-delà du rôle politique qu’il incarne. C’est cette dimension humaine qui aurait permis de renforcer l’impact émotionnel sans sacrifier la complexité dramatique.

Reste que « El Meftah » est un spectacle courageux qui s’attaque à une tragédie brûlante et toujours actuelle. En cela, il a le mérite de poser un geste artistique et politique fort. Mais la forme gagnerait à s’affranchir des slogans et à travailler davantage l’écriture scénique, afin de transformer le cri en œuvre, le discours en théâtre. En définitive, la pièce rappelle l’urgence de dire et de dénoncer, mais elle interroge aussi les limites d’un théâtre qui, lorsqu’il cède trop au discours, risque de perdre ce qui fait sa force première : sa capacité à émouvoir et à troubler par la richesse de ses personnages et la vérité de ses situations.

Sara Kharfi

Cet article a été publié, avec quelques ajustements de forme et non de fond, dans l’édition papier du lundi 6 octobre 2025 du quotidien « L’Algérie Aujourd’hui ».


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