Docteur en philosophie de l’Université d’Oran et directeur de recherche au CRASC d’Oran (Centre de recherches en Anthropologie sociale et culturelle), le Pr Abdelouahab Belgherras a récemment publié un nouvel ouvrage intitulé L’Émir Abdelkader El-Djazaïri – Réflexions sur le temps et l’expérience (éditions ENAG, avec le soutien du ministère de la Culture et des Arts). Pensé à la croisée de la philosophie, de l’histoire et du soufisme, ce livre s’attache à l’Émir comme figure de l’unité : unité du concept et de l’expérience, du politique et du mystique, du texte et de la réalité. Dans cet entretien, l’auteur revient sur les fondements intellectuels et spirituels de sa réflexion, restituant la puissance herméneutique d’une pensée qui, tout en enracinant l’action dans l’épreuve intérieure et dans son temps, interroge les fondements de la modernité et les paradigmes dominants de la rationalité.
[Entretien réalisé par : Sara Kharfi]
- Comment est né ce livre et votre intérêt pour l’Émir Abdelkader ?
Abdelouahab Belgherras :Ma rencontre intellectuelle avec l’Émir Abdelkader remonte à mes premières études philosophiques de premier cycle, lorsque j’ai commencé à assimiler les concepts des philosophies historiques. Cet intérêt s’est par la suite consolidé au cours de mes études post-universitaires. J’ai constaté que les philosophies occidentales, tant anciennes que contemporaines, avaient négligé la dimension ontologique individuelle. Parallèlement, la philosophie phénoménologique m’a permis de découvrir l’importance du facteur subjectif ainsi que des dimensions spirituelles et mystiques au sein de notre culture. C’est dans cette perspective que s’inscrit la figure de l’Émir Abdelkader, en tant que penseur et intellectuel, rassemblant l’ensemble de mes préoccupations intellectuelles et de recherche. Cette orientation s’est concrétisée par l’élaboration d’une thèse de doctorat portant sur l’expérience mystique de l’Émir dans son interprétation des événements historiques, intitulée « L’événement historique dans l’instant mystique à travers l’expérience de l’Émir Abdelkader ». Ainsi, au-delà de son statut de penseur et de savant religieux en phase avec son époque, l’Émir Abdelkader peut être légitimement considéré comme l’un des philosophes de l’histoire.
- Vous évoquez l’Émir comme un penseur qui unit concept et vécu. En quoi cette articulation entre idée et expérience est-elle centrale dans sa compréhension du réel ?
L’Émir Abdelkader, bien que profondément imprégné d’une culture traditionnelle à dominante religieuse, se distingue également — et cela est indissociable de sa formation soufie, tant sur le plan éducatif que comportemental — par une singularité majeure : il vit l’idée et l’incarne avant même de l’ériger en théorie. En d’autres termes, chez lui, aucune séparation ne saurait être établie entre la pratique et la conceptualisation. Son parcours historique, de l’enfance jusqu’à sa mort, riche en événements et en engagements politiques, militaires, culturels, sociaux, religieux et humanitaires à l’échelle mondiale, reflète avec précision ses positions théoriques ainsi que son cheminement progressif dans les étapes(Maqamat) de la connaissance spirituelle (‘Irfan) et de la réalisation intérieure. Selon l’expression de Michel CHODKIEWCZ – grand spécialiste du soufisme et de l’Émir –, l’Émir Abdelkader allie walāya (sainteté) et habileté politique (le génie du stratège). À travers le prisme de la culture islamique, malgré la simplicité apparente de sa démarche, il incarne une dialectique vivante entre le texte (révélation), la raison et la réalité concrète. Du point de vue des juristes musulmans, il pourrait être considéré comme un mujtahid (interprète créatif et indépendant du droit). Dans son élaboration des stations spirituelles, héritées de la tradition soufie tant orientale que maghrébine, l’Émir ne se contente pas d’une description théorique : il témoigne d’étapes qu’il a lui-même vécues et franchies. Ainsi, dans son combat et sa résistance contre l’occupant, il illustre la station de la futuwwa (chevalerie spirituelle). Lors de sa captivité et de son emprisonnement en France, il incarne l’étape de la méditation et de la retraite spirituelle. Enfin, à Damas, lors de sa phase d’accomplissement spirituel et intellectuel, il atteint, selon les études de l’ésotérisme islamique, le maqām al-insān al-kāmil (l’homme parfait ou universel).
La lecture que propose l’Émir Abdelkader de l’histoire diffère fondamentalement des diverses conceptions philosophiques : elle repose sur une vision formée au sein même du sujet connaissant, un sujet qui englobe toutes les strates de l’être et qui ne se réduit pas à l’individualité restreinte. Il s’agit du sujet réalisé par l’Homme parfait (al-insān al-kāmil), capable d’accueillir en lui toutes les formes humaines, porteur d’une vision où l’altérité s’abolit et où l’individu intègre la totalité, dans une conception unitaire de l’humanité où tous les êtres sont égaux et constituent une unité organique.
- L’Émir ne se contentait pas de vivre les événements, il les « recréait » ou les interprétait en leur donnant un sens. Que signifie, selon vous, cette « capacité herméneutique » qui transforme les choses en leur contraire ?
Il est ici question de l’Émir Abdelkader dans cette dernière phase de son parcours, considérée comme l’apogée de sa maturité intellectuelle et spirituelle : la phase de « l’Homme parfait ». Il atteint alors un degré de compréhension et d’interaction universelle avec l’humanité tout entière, sans jamais s’éloigner de l’essence des enseignements religieux islamiques. C’est à ce stade qu’il redécouvre l’œuvre de Muḥyî al-Dîn Ibn ʿArabî et s’emploie à développer des qualités spirituelles qui activent la dimension humaine dans les relations interpersonnelles, communautaires ainsi qu’entre nations et États. Sur le plan épistémologique, sa capacité herméneutique se manifeste aussi bien dans son interprétation du texte coranique que dans sa lecture du monde et des événements. Le verset coranique devient pour lui un signifiant nécessitant un signifié, qu’il reconfigure parfois en son contraire à travers une dialectique d’unification ou d’interpénétration des contraires. De même que le Coran décrit l’imbrication des mondes et des attributs divins, Abdelkader perçoit dans la vie quotidienne une interpénétration constante des opposés, ce qui le pousse à produire un sens sans cesse renouvelé sur le plan théorique et à prôner, sur le plan pratique, la coexistence avec toutes les formes de pensée. Par cette lecture herméneutique intégrant les contraires, il parvient notamment à transformer l’épreuve (miḥna) en don (minha) et le mal apparent en bien, phénomène particulièrement observable dans la dernière étape de sa vie, et qui explique en partie pourquoi sa pensée a souvent échappé à la compréhension de nombreux chercheurs dépourvus des outils de la connaissance ésotérique (ʿirfān). De la même manière que le Coran affirme : « Dieu fait pénétrer la nuit dans le jour et fait pénétrer le jour dans la nuit ; Il fait sortir le vivant du mort et le mort du vivant », l’Émir Abdelkader, ayant atteint la station des ʿārifūn (gnostiques), opère par synthèse des contraires dans son interprétation des phénomènes et dans ses positions pratiques. Un exemple particulièrement éloquent en est sa présence à l’inauguration du canal de Suez, qu’il a encouragée en la considérant comme un barzakh — un isthme ou trait d’union entre l’Orient et l’Occident —, alors même que la majorité des autorités religieuses musulmanes de l’époque y avaient opposé une position négative.
- Vous m’avez accordé un entretien lors du dernier SILA et vous aviez dit que l’Émir était, à la fois, « un fin observateur de son époque » et un « fils de l’instant ». Comment cela s’articule à la lumière de sa lecture de l’histoire et de la politique ?
Dans la tradition soufie, il existe un adage selon lequel « le soufi est fils de son temps », ce qui signifie qu’il vit pleinement l’instant présent et en crée le sens dans un moment qui n’est pas mesuré par le temps physique, mais par le temps des âmes (zamān al-anfus), lui conférant ainsi la capacité de l’étendre et de lui donner un caractère d’éternité. Dans cette perspective, l’Émir Abdelkader, en tant qu’« observateur attentif de son époque », incarnait une forme de modernité qui lui permettait de vivre pleinement son temps avec toutes ses mutations. « Être observateur de son époque » au sens soufi implique de vivre dans le monde tout en étant détaché de lui, ce qui ouvre à une compréhension universelle de l’humanité. La lecture que propose l’Émir Abdelkader de l’histoire diffère fondamentalement des diverses conceptions philosophiques : elle repose sur une vision formée au sein même du sujet connaissant, un sujet qui englobe toutes les strates de l’être et qui ne se réduit pas à l’individualité restreinte. Il s’agit du sujet réalisé par l’Homme parfait (al-insān al-kāmil), capable d’accueillir en lui toutes les formes humaines, porteur d’une vision où l’altérité s’abolit et où l’individu intègre la totalité, dans une conception unitaire de l’humanité où tous les êtres sont égaux et constituent une unité organique. De cette conception découle une spiritualisation du politique: la politique, loin de toute agitation ou instrumentalisation partisane, est transfigurée. La spiritualité n’y est pas seulement un raffinement de l’action politique, mais une élévation qui imprègne la pratique politique de valeurs éthiques profondes, capable d’absorber les faiblesses humaines et visant à réaliser pleinement la dimension humaine dans la sphère publique.
- L’idée que l’Émir « perçoit Dieu en toute chose » traverse votre analyse également. Comment cela a-t-il influencé sa lecture des événements et sa posture dans l’action ?

L’Émir Abdelkader perçoit Dieu en toute chose. Cette vision peut sembler à première vue en totale opposition avec la rationalité occidentale et le positivisme, courants qui, selon certains penseurs, ont conduit à la « mort de Dieu » — et par conséquent à la « mort de l’homme ». Dans la lecture qu’en propose l’Émir, Dieu est à la fois la finalité ultime et la source de toute manifestation : le monde entier n’est que l’expression et le reflet de Ses Noms et de Ses Théophanies (tajalliyyāt).
Par ailleurs, Dieu a créé l’univers tout entier au service de l’homme. De ce fait, dans son approche, Abdelkader confère à l’humanité une valeur centrale, sans distinction de religion ni d’appartenance. Cette conception se manifeste concrètement dans sa conduite : il élabora notamment un code d’honneur pour le traitement des prisonniers de guerre, et défendit les chrétiens lors des événements de 1860 à Damas — un acte qui lui valut l’estime et l’admiration de nombreux chefs d’État et leaders politiques de son époque.L’Émir considérait en effet que « la création tout entière est la famille de Dieu » (al-khalq ʿiyāl Allāh), affirmant ainsi, à travers ses actes comme à travers sa pensée, une éthique universelle fondée sur la dignité et la fraternité humaine.
- Comment sa foi soufie a-t-elle influencé sa vision et son interprétation du monde ?
La vision mystique (soufie) peut être simplifiée en la rapportant à un processus de purification morale et spirituelle (tazkiya). Cette vision, envisagée comme une révolution intérieure permanente, irrigue ainsi toutes les étapes de la vie de l’Émir Abdelkader. Le jihād y occupe une place essentielle, associé au concept coranique de futuwwa — la chevalerie spirituelle — qui implique la défense des opprimés et des injustement traités. Toutefois, dans la perspective soufie, le jihād armé n’est considéré que comme un « petit jihād », tandis que le « grand jihād » désigne la lutte intérieure : l’effort pour vaincre ses passions et soumettre entièrement son être à Dieu, tant dans la pratique que dans l’intention. Cette conquête de soi requiert un travail colossal et une ascèse rigoureuse (mujāhada) permettant au cheminant d’accéder progressivement aux degrés spirituels (maqāmāt). Dans son approche intellectuelle et spirituelle, l’Émir ne se limite pas à la lettre apparente des textes, comme c’est souvent le cas chez les juristes — voire chez certains philosophes — ; il s’efforce de dégager le sens intérieur (al-bāṭin) en mettant en lumière l’interaction subtile entre l’extérieur (al-ẓāhir) et l’intérieur, recourant ainsi à l’interprétation spirituelle (taʾwīl). Pour lui, l’existence se présente comme un cercle dont le commencement coïncide avec la fin (« De même qu’Il vous a créés, ainsi retournerez-vous » — Coran 7:29). En ce sens, l’événement historique ne peut être réduit à une simple temporalité : il conjugue temps historique et éternité, rassemble les paradoxes, et dépasse la conception matérielle de l’histoire entendue uniquement comme conquête politique ou fondation d’un État. L’événement devient l’expression d’une essence intérieure, d’un principe métaphysique enraciné dans l’être.
- Vous évoquez également une rationalité islamique où se rencontrent raison, spiritualité et politique. De quelle manière cette rationalité se distingue-t-elle du modèle rationnel occidental ?
L’Émir Abdelkader incarne pleinement l’idéal de la walāya (sainteté) ainsi que celui de l’Homme parfait (al-insān al-kāmil). De cette réalisation intérieure découle sa vision profondément humaniste et prospective. En tant que dépositaire d’un savoir traditionnel authentique, l’Émir allie la sharīʿa (la Loi religieuse) à la ḥaqīqa (la Vérité spirituelle), réunissant ainsi la dimension éthique, spirituelle et cognitive du legs traditionnel. Il manifeste également une profondeur spirituelle qui lui a permis de devenir un véritable barzakh (isthme, intermédiaire) entre l’Orient et l’Occident, entre la spiritualité de l’islam et la matérialité du monde occidental. C’est, à mon sens, là que réside la différence fondamentale entre sa pensée et la rationalité occidentale, laquelle, en se limitant au seul plan matériel et objectif, tend à négliger les dimensions de l’âme et des émotions. Pour expliquer la supériorité matérielle de l’Occident, l’Émir recourt à une lecture théologique : il l’interprète comme une manifestation des Noms divins influant sur le monde visible — Dieu étant Al-Muʿizz (Celui qui donne la puissance) et Al-Mudhill (Celui qui humilie) — indépendamment de la foi ou de l’incroyance des hommes. Par ailleurs, l’Émir n’ignore pas les lois cosmiques (sunan kawniyya) qui gouvernent le monde, selon lesquelles, comme l’a souligné Ibn Khaldûn, le vaincu tend à imiter le vainqueur dans tous les aspects de la vie, consolidant ainsi la domination culturelle et matérielle du dernier. Bien que l’Émir Abdelkader n’ait pas fondé une école au sens traditionnel du terme, il a cependant laissé un modèle ou une véritable feuille de route qui se retrouve chez tous les défenseurs de la paix et du vivre-ensemble. Ce modèle se concrétise dans la spiritualité de l’islam ainsi que dans les revendications de toutes les écoles et confréries soufies, qu’elles soient orientées vers la pratique spirituelle ou la connaissance. Ces écoles continuent de plaider pour la tolérance, la reconnaissance, le dialogue et la coexistence pacifique. Un exemple marquant de cet héritage est la commémoration du 16 mai, qui a été proclamée depuis 2017 « Journée internationale du vivre-ensemble en paix », initiative portée par l’Algérie, représentée par le Cheikh Khaled Bentounès, guide Spirituel de la confrérie Alawiyya.
Abdelkader confère à l’humanité une valeur centrale, sans distinction de religion ni d’appartenance. Cette conception se manifeste concrètement dans sa conduite : il élabora notamment un code d’honneur pour le traitement des prisonniers de guerre, et défendit les chrétiens lors des événements de 1860 à Damas.
- Aujourd’hui, en évoquant l’Émir Abdelkader, on insiste sur son humanisme et sa grande contribution à ce que l’on appelle le « dialogue des civilisations ». Comment percez-vous cette actualité de sa pensée ?
Le développement philosophique et mystique atteint par l’Émir Abdelkader, tant sur le plan théorique que dans sa mise en pratique comportementale — en témoignent ses diverses prises de position, parfois jugées énigmatiques —, ainsi que son engagement dans le dialogue des civilisations et des religions, sa contribution à la résolution de nombreuses questions politiques, sociales et diplomatiques, sa promotion de la paix mondiale, des droits humains et de la nécessité d’une éthique au sein de la politique, constituent autant d’éléments qui se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, dans les différentes résistances et révolutions qu’a connues l’Algérie, jusqu’à la Révolution du 1er novembre 1954. L’Émir est ainsi demeuré un symbole de ces luttes dont l’objectif ultime était la paix universelle. Cette reconnaissance s’est prolongée jusqu’à l’époque contemporaine : en 2006, il a été officiellement honoré par l’Organisation des Nations Unies en tant qu’incarnation exemplaire des droits de l’homme et de la dignité humaine.
S. K.
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