« Amin. Une fiction algérienne » de Samir Toumi : Réalité fictionnelle  

Dans Amin. Une fiction algérienne, Samir Toumi explore les frontières poreuses entre réalité et fiction, au cœur d’un univers opaque où la rumeur s’impose, et où l’ivresse du pouvoir et de l’argent déforment les rapports humains et les destins sociaux. À la fois témoin et victime d’un monde où les apparences dominent broyant la vérité sous le poids de l’illusion, la littérature cherche sa place.

Dans ce troisième texte – après le récit Alger, le cri (2013) et le roman L’Effacement (2016) –, l’auteur capte avec ambition et finesse quelque chose de l’âme de l’Algérie contemporaine à travers l’histoire de Djamel B., un écrivain à succès surnommé par certains critiques le « Bret Easton Ellis algérien ». Lors d’une soirée mondaine, il rencontre l’énigmatique Amin S., qui lui propose d’écrire un roman qui ne serait pas uniquement une fiction, mais une construction inspirée de la réalité. Il aurait pour point de départ Amin S. lui-même, et pour but de pénétrer les arcanes du « système » – un réseau opaque d’influences et de pouvoir. Le contexte de l’Algérie de l’époque (avant 2019), à la veille d’un basculement, s’y prête parfaitement, et renforce la portée de cette quête littéraire.

Djamel s’immerge dans une autre réalité par l’intermédiaire d’Amin qui devient presque un ami, et constate une « profusion de matière pour noircir des pages entières ! Et le comble, c’est que le lecteur serait convaincu que tout était inventé ! » Il se remet à écrire après une panne d’inspiration, renouant avec les « sensations de plaisir et de douleur mêlées, l’alternance du doute et du sentiment de victoire », ce qui donne du sens à son quotidien. « Je créais, au fil des lignes, mes personnages, je les façonnais, au gré de mes humeurs, de mes envies, les rendant de plus en plus subtils, complexes, et donc, pétris de  contradictions. Humains », raconte-t-il.

Lorsque l’information sur l’écriture de ce texte se répand, les rumeurs se propagent comme une traînée de poudre, déformant progressivement la réalité du projet littéraire. À mesure que ces bruits de couloir prennent de l’ampleur, Djamel se rend compte que chaque mot, chaque geste, semble désormais être interprété à travers un prisme déformé. Ne faisant pas de différence entre la réalité et la fiction, beaucoup commencent à affirmer qu’il serait en train d’écrire un livre fracassant où il ferait des révélations et ferait tomber des têtes, s’éloignant ainsi totalement de la quête de l’écrivain lui-même qui commençait, alors, à prendre conscience de sa condition et de ses renoncements. Djamel comprend, que comme dans un jeu d’échecs – grande passion d’Amin –, chaque mouvement qu’il fait doit être anticipé, chaque mot choisi avec soin, car ses actions ont des conséquences imprévisibles. Ainsi, ce monde qu’il croyait comprendre devient un échiquier complexe où les règles sont dictées par des forces invisibles et changeantes.

Amin. Une fiction algérienne nous plonge dans une sorte de métavers de l’Algérie – les interactions étant déterminées par des règles spécifiques, l’univers est un entre-soi fermé et hermétique qui pourrait s’apparenter à une réalité parallèle – à travers un projet littéraire qui permet une plongée dans un système de pouvoir, où les règles du jeu sont dictées par des intérêts cachés, et où les apparences ne font qu’effleurer les vérités plus sombres et plus complexes.

Le protagoniste principal de ce roman, structuré en trois parties, s’exprime à la première personne et questionne ses valeurs, son rôle dans la société, et plus fondamentalement, la place de l’écrivain dans un monde où la vérité est souvent subordonnée aux intérêts dominants. Cependant, l’écrivain n’a pas vocation à raconter la vérité ou à changer le monde, bien que la littérature contribue grandement à façonner notre façon de voir ce monde.

Le roman de Samir Toumi illustre également le décalage qu’il peut y avoir entre les attentes du public et l’intention de l’écrivain, tout en montrant l’effet des rumeurs sur la perception du travail littéraire.

Dès la première phrase, l’intrigue nous plonge immédiatement dans l’univers complexe du roman, presque comme dans un thriller, où les rebondissements et le rythme maintiennent une tension tout au long du récit. La phrase, dense et riche tout en restant simple dans sa construction, nous entraîne avec force dans les thèmes centraux du roman, que sont les rapports argent/pouvoir et fiction/réel.

Les plus lucides ou cyniques d’entre nous saisiront l’ironie subtile qui se cache derrière ce récit, tout en prenant conscience de la peur qui peut paralyser et rendre difficile la traversée des apparences pour emprunter le chemin sinueux de la vérité.

Sara Kharfi

  • Amin. Une fiction algérienne de Samir Toumi. Roman, 250 pages, éditions Barzakh, Alger, octobre 2024. Prix : 1000 DA.

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