« Et quand ils demanderont ce que nous faisons, vous pourrez répondre, nous nous souvenons. C’est comme ça que nous finirons par gagner la partie. Et un jour nous nous souviendrons si bien que nous construirons la plus grande pelle mécanique de l’Histoire, que nous creuserons la plus grande tombe de tous les temps, et que nous y enterrons la guerre ». Cet extrait du roman dystopique « Fahrenheit 451 » de l’écrivain américain Ray Bradbury, dont l’ensemble de l’œuvre interroge la survie spirituelle de l’humanité dans une société matérialiste, résonne de manière frappante avec le thème et la vision scénique de la pièce de théâtre « Kayfa noussamihouna » (comment nous pardonner), qui a été présentée le lundi 13 janvier 2025 à 21h à la salle de spectacles Madinat Al-Irfan Theatre de Mascate, au Sultanat d’Oman, dans le cadre de la compétition du 15e Festival du Théâtre Arabe.
Produit par le Théâtre National de Sharjah (Emirats Arabes Unis), écrit par Ismaïl Abdallah et mis en scène par Mohamed El Amiri, « Kayfa Noussamihouna » se révèle être un cri de révolte, un appel lancé à toute l’humanité qui, au fil du temps, a perdu sa capacité à s’indigner, à se révolter, à rejeter l’injustice et la soumission.
Dans ce monde indifférent, la société humaine semble dénuée d’empathie envers la souffrance de ses semblables. Mais l’indifférence n’est pas qu’une simple absence de réaction : elle incarne la réponse de notre impuissance face à la machine implacable du capitalisme qui écrase tout sur son passage. Cette pièce nous rappelle brutalement que nous avons oublié ce qui mérite véritablement la vie, ces valeurs fondamentales pour lesquelles nous devons nous battre chaque jour ; des valeurs qui nous unissent en tant que civilisation humaine et qui, en dernier recours, justifient l’appellation « HUMANITÉ ». Car, la lutte pour la dignité humaine n’est pas un combat passé, mais un impératif quotidien, essentiel pour retrouver notre essence même.
« Kayfa noussamihouna » – qui interroge autant qu’elle affirme – plante son décor dans une prison où une femme, sur le point d’être exécutée par guillotine, fait face à l’inéluctable. Elle attend son destin. Un incident retarde le processus, offrant à l’histoire un répit d’une heure qui, aussi court soit-il, permet d’en apprendre davantage sur cette femme et son histoire. Accueillante, généreuse, pleine de bienveillance, elle a consacré sa vie à aider les opprimés, les pauvres, les marginalisés avec une dignité inflexible, incarnant les valeurs de solidarité, d’honneur et de vivre-ensemble. Son humanité a fait d’elle une cible : des hommes puissants, mais jaloux et lâches, n’ont pu supporter sa lumière. Confrontés à sa grandeur d’âme, ils se sentaient la honte de leurs propres renoncements et indignités. Elle devient ainsi le bouc émissaire de leurs échecs, accusée à tort de tous les maux qui accablent leur communauté. En face du peloton d’exécution se tient un homme, en larmes, représentant notre conscience collective et notre incapacité à faire justice dans un monde devenu absurde, injuste, où l’argent et le pouvoir régissent la réalité, loin des valeurs humaines.
L’analogie entre le destin de cette femme et la Palestine est inévitable et frappante. Cette femme incarne la terre palestinienne, dépossédée et martyrisée, ainsi que la lutte quotidienne de son peuple pour sa dignité. D’autant plus que le texte s’ouvre sur des vers du poète palestinien Mahmoud Darwich, et son célèbre poème « Madhih ad-dhil al-âali » (Éloge de l’ombre haute). Cette femme incarne également tous les peuples en lutte, tous les combats justes qui engagent notre responsabilité. Dans la pièce, Ismaïl Abdallah insère ses propres poésies et convoque d’autres figures poétiques emblématiques de la résistance, telles que Mahmoud Darwich, Moudhaffar Al-Nawab, Samih Al Qassim, Di’bil al-Khuza’i, et Taoufik Ziyad, qui incarnent chacun à sa manière cette lutte pour la liberté et la justice.

Les choix du metteur en scène Mohamed El Amiri sont d’une grande pertinence, et la pièce ne souffre d’aucun moment de pause ou de monotonie. Chaque scène est une invitation à approfondir la réflexion, à aller toujours plus loin dans l’exploration de la thématique centrale. Le dispositif scénique, en particulier, est remarquable. Le décor, à la fois fonctionnel et symbolique, comprend une guillotine, objet de l’exécution imminente qui sert également de métaphore de la machine sociale qui broie les individus. Elle se transforme habilement en différents appartements d’un immeuble, jouant sur la hauteur et sur un matériau métallique qui renforce l’aspect sombre et oppressant de l’atmosphère, et reflète la brutalité et la froideur d’un monde régi par des forces incontrôlables. Mais paradoxalement, ce décor qui respire l’austérité, la déshumanisation et la violence est aussi empreint d’une beauté crue et intense, un contraste marquant qui soulève des questions profondes sur la condition humaine. La juxtaposition du laid et du beau, du magnifique et du repoussant, du douloureux et du sublime, accentue l’urgence et l’inconfort de la situation, ainsi que l’intensité du message délivré par la pièce.
Quelques moments de légèreté, notamment à travers le personnage de l’imam, parsèment néanmoins le spectacle, apportant un léger soulagement à la lourdeur de l’ensemble et équilibrant les moments de tension dramatiques. Les performances des comédiens, en particulier celles d’Amani Belâadj, Ahmed El Omari et Mohamed Ben Yaârouf, étaient remarquables et constituent un autre point fort de cette production. Ils sont parvenus à insuffler à leurs personnages une intensité émotionnelle qui capte le spectateur et l’entraîne dans une réflexion sur le destin, l’injustice et le pardon. La femme centrale de la pièce, incarnation de la résistance, semble hors de portée des oppresseurs, libre dans sa souffrance, alors que nous, spectateurs, restons figés dans notre passivité et notre culpabilité collective.
La question qui se pose alors est : cette femme devra-t-elle se sacrifier pour nous réveiller ? A-t-elle réellement besoin de nous et de notre solidarité pour mener son combat ? Doit-elle nous attendre ou plutôt nous inciter à passer à l’action ? Mais, surtout, comment passer à l’action ? Elle nous pardonnera-t-elle ? Car, contrairement à nous, elle est déjà libre. Libre de tout ce qui enchaîne, nous fait peur et nous empêche d’agir. Elle est libre parce qu’elle se souvient, alors que nous avons oublié. Elle est libre parce qu’elle sait que personne ne viendra mener son combat à sa place. Nous, en revanche, nous restons prisonniers de notre culpabilité et de nos larmes, et c’est là une forme de guerre psychologique à laquelle nous sommes soumis. Elle est l’actrice de sa vie, tandis que nous restons de simples spectateurs passifs. Elle lutte, nous subissons. Mais comment nous pardonner d’avoir oublié notre responsabilité ? Peut-être en nous souvenant. Nous connaissons la vérité, mais l’avons-nous oubliée ? Il est impératif de ne jamais cesser de la clamer haut et fort, de la crier au monde, car les luttes des peuples reposent sur l’accumulation des faits, sur la vérité qui finit toujours par émerger. Nous nous pardonnerons lorsque, à l’instar du personnage de Fouroulou dans le roman « Le fils du pauvre » de l’écrivain algérien Mouloud Feraoun, nous serons capables de dire, enfin : « Je n’ai plus peur ». Nous ne sommes pas Brutus! Nous ne seront pas Brutus! Nous sommes juste des humains qui avons oublié d’où nous venons et vers où nous retournerons.
Sara Kharfi
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