Ce qui est le plus fascinant chez l’être humain, c’est sa capacité à se réinventer sans cesse, à édifier des mondes pour mieux les anéantir, à insuffler de la beauté même dans les endroits les plus misérables, à aimer avec une intensité désespérée et à haïr avec une ardeur tout aussi farouche. C’est aussi sa capacité à vivre dans une illusion, puis à l’accepter comme une vérité absolue. L’homme peut tuer au nom de la paix et raviver la flamme de la vie au cœur de la guerre. Il peut semer l’espoir même dans les circonstances les plus décourageantes et découragées, tout en étant capable de se perdre dans les recoins les plus reculés de son âme, là où il se confronte à sa propre fragilité et à ses contradictions. Ce sont ces paradoxes de l’âme humaine qui ont été brillamment mis en lumière dans la pièce « Al Mouassassa », présentée le vendredi 10 janvier 2025 à 21h à la salle de spectacles Madinat Al-Irfan Theatre de Mascate, à la faveur de la compétition du 15e Festival du Théâtre Arabe, qui se déroule jusqu’au 15 janvier dans la capitale du Sultanat d’Oman.
Produite par Masrah Al Sawari du Bahreïn, cette œuvre a été adaptée et mise en scène par Essa Alsindeed d’après la pièce de théâtre « La Fundación » (la fondation) du dramaturge espagnol Antonio Buero Vallejo, écrite en 1973. Elle nous entraine dans l’univers complexe de Tomás, un personnage que l’on pense au départ schizophrène et en proie à un profond mal-être. Dans son isolement, Tomás créé cinq autres personnages dans son esprit pour l’accompagner, mais à mesure que l’intrigue se déploie, nous découvrons que Tomás est en réalité un prisonnier politique, tout comme ses cinq compagnons – qu’on pensait imaginaires au début. Tous sont condamnés à mort durant la guerre civile espagnole, dans un contexte de répression et de violence extrême.

Cette histoire prend une résonnance encore plus poignante lorsqu’on apprend que le dramaturge Buero Vallejo lui-même a vécu cette tragédie personnelle. Son père a été exécuté par fusillade, et il a lui-même été emprisonné et condamné à mort durant cette période de tourments. C’est donc à la base un récit introspectif, marqué par la douleur personnelle et les luttes collectives. Pourtant, Essa Alsindeed a su transcender cette dimension intime et philosophique dans son adaptation, pour élargir la réflexion à la condition humaine dans son ensemble.
A travers la figure de Tomás, c’est l’homme, dans sa vulnérabilité et sa cruauté, qui nous est montré, confronté à ses démons, à ses faiblesses et à ses aspirations. Cette confrontation avec l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile, de plus sordide, est au cœur de la pièce.
Pour accentuer cette exploration de l’être humain, Essa Alsindeed a misé sur un jeu d’acteur particulièrement intense, ancré dans les grandes méthodes théâtrales. Il y a indéniablement des influences de Stanislavski, mais aussi des touches apparentes de la biomécanique de Meyerhold et, dans une certaine mesure, la méthode de Grotowski. Cette approche audacieuse et hybride a porté ses fruits, donnant naissance à une performance d’une puissance remarquable. La prestation des comédiens, menée par Omar Alsaeedi dans le rôle de Tomás, a été exceptionnelle. Mais tous les autres acteurs, tels que Zakaria Alcheikh, Ali Alfardan, Alea Ibraheem, Abderrahmane Ismaïl, Ali Abu Dib, Kamel Alboussaidi, Youssef Abdallah, ont magistralement incarné leurs personnages, à la hauteur du pari ambitieux du metteur en scène, qui consistait, semble-t-il, à esthétiser la laideur et l’horreur.
Cette réflexion sur l’humanité, sur les limites du comédien, et sur l’exercice du théâtre en lui-même – avec notamment une scène exceptionnelle de flashback parfaitement maîtrisée – a également été portée par une scénographie efficace et saisissante, quasi sans faute, imaginée par Ali Hussein Mirza. Le décor fonctionnel et l’atmosphère ont joué un rôle essentiel dans la transmission des émotions profondes des personnages, enfermés dans des conditions inhumaines et poussés chaque jour un peu plus vers la folie.
Le choix des matériaux bruts et primaires dans la scénographie a intensifié la sensation de cruauté et de dégradation, permettant au spectateur de vivre pleinement l’horreur psychologique et physique des prisonniers. La cruauté, qu’elle soit visible dans les gestions ou dans les actions n’a cessé de souligner la dimension éthique et morale de l’existence humaine. Elle nous rappelle avec une force implacable notre capacité à infliger la souffrance aux autres et à nous-mêmes, particulièrement dans des contextes où les repères sont totalement bouleversés, comme en temps de guerre ou de répression.

Somme toute, « Al Mouassassa » est une exploration des limites humaines, mais aussi une méditation sur la résilience et la décadence, sur la manière dont l’esprit humain peut survivre aux pires atrocités tout en se perdant parfois dans ses propres illusions. La pièce nous interroge sur notre capacité à nous réinventer, à nous élever ou à nous perdre, tout en nous confrontant à des réalités cruelles et inévitables. Cette œuvre nous invite à penser notre condition, la façon dont nous faisons face à la souffrance, et les mécanismes par lesquels nous nous reconstruisons ou nous détruisons, tout en restant, inéluctablement, des êtres profondément humains.
Sara Kharfi
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