Afifa Bererhi : « La publication des œuvres de Taos Amrouche est une manifestation de reconnaissance »*

Afifa Bererhi, professeur de littérature à l’université d’Alger, a signé la préface du roman «L’Amant imaginaire», de Taos Amrouche, paru en 2018 en Algérie aux éditions Frantz-Fanon. Dans cet entretien, elle revient sur les grands thèmes de ce roman et apporte un éclairage sur l’écriture et l’œuvre de l’une des «classiques» de la littérature algérienne.

[Entretien réalisé par Sara KHARFI]

  • Les éditions Frantz-Fanon ont édité en Algérie, et pour la première fois, trois romans de Taos Amrouche. Qu’est-ce que cela représente, selon vous ? Y voyez-vous une forme de reconnaissance à son œuvre ?

Afifa Bererhi : On ne peut que féliciter les éditions Frantz-Fanon pour leur heureuse initiative. Il est temps d’exhumer de l’oubli les écrivains de générations révolues et dont les œuvres constituent le socle du patrimoine littéraire algérien. En ce sens, ces écrivains relèvent de la catégorie des écrivains dits «classiques», c’est-à-dire des incontournables dans l’acquisition du savoir culturel par la médiation des programmes de l’Education nationale et de l’université. Dans le cas de Taos Amrouche, la publication de ses œuvres est assurément une manifestation de reconnaissance parce que, d’une part, son talent est méconnu ici en Algérie malgré son aura, dirai-je internationale en son temps, mais aussi en France, où elle a été publiée et où elle a vécu depuis sa jeunesse jusqu’à sa disparition. Dans les activités programmées par les institutions de la francophonie, sauf erreur de ma part, je n’ai pas connaissance que Taos Amrouche ait été mise à l’honneur. Au-delà de la reconnaissance toute légitime, Taos Amrouche autant que son frère, l’illustre Jean, sont des exemples pertinents de ce que peut être le dialogue sain des cultures et civilisations, ce qu’incarne la métaphore du «pont» que Jean Amrouche utilise pour se définir. Par ailleurs, si l’on s’attache particulièrement aux «Chants» de Taos Amrouche, hérités de la mère, traduits par Jean Amrouche qu’il accompagne d’une magistrale introduction, ces «Chants» sont un véritable document anthropologique. En nous limitant à l’édition algérienne, saluons donc les éditions Frantz-Fanon qui donnent au public un accès direct à l’œuvre. Par là-même, saluons aussi les autres éditeurs ouverts à la recherche, Chihab Editions qui ont publié les travaux effectués sur les Amrouche, ceux menés par Denise Brahimi, «Grandeur de Taos Amrouche», ceux de Réjane Le Baut consacrés à «Jean El Mouhoub Amrouche, Algérien universel». Egalement les éditeurs Dar Khattab et les éditions Alpha qui ont publié les études de Tassadit Yacine.

  • Vous avez signé la préface de «L’Amant imaginaire» et dans celle-ci, vous mentionnez que ce roman «se prêterait à la définition de ‘l’autofiction’ telle qu’énoncée par Serge Doubrovsky». Peut-on parler d’écriture autobiographique, d’autofiction et de double littéraire en ce qui concerne l’œuvre de Taos Amrouche ?

L’existence d’une biographie de Taos Amrouche aurait grandement aidé à la confirmation du caractère autobiographique de son œuvre romanesque. Mais, de ce que l’on sait d’elle, notamment par sa fille Laurence Bourdil, par les multiples contributions universitaires et journalistiques, par des recoupements avec les propos de quelques écrivains, comme André Gide ou Jean Giono, qui a réalisé 25 entretiens avec Marguerite Taos Amrouche, on ne peut nier le fait que pour une très grande part, ses romans portent l’empreinte pleine de sa vie et que ses personnages féminins l’incarnent totalement. Du reste, Taos Amrouche évoque ouvertement sa « faculté de dédoublement ». A ce stade, on peut classer ses romans dans le registre de «l’autofiction». Mais à cela, il faudrait apporter une précision. Taos Amrouche veut faire de sa vie une œuvre d’art, c’est-à-dire transcender la réalité par l’écriture, par le travail littéraire. On comprendra alors que pour cette écrivaine, les données autobiographiques constituent une matière brute soumise au remodelage de l’écrivain-artiste par lequel se décline son projet romanesque. Cette finalité est explicitement mentionnée dans «L’Amant imaginaire» où l’on peut lire ce passage : «C’est bien cette conscience (du projet littéraire) qui seule peut me permettre de me dépasser et de justifier pareil destin en projetant sur le plan de l’œuvre d’art ma propre histoire, comme si elle avait été vécue par une autre, la modifiant, la transformant à mon gré, m’en servant comme d’une matière première, grâce à cette faculté de dédoublement que l’on s’accorde à me reconnaître.» Partant, il y a bien concomitance interférente, entre récit de vie et créativité. C’est à ce titre que Aména est assimilable à Taos, elle est son avatar dans «L’Amant imaginaire», comme l’est l’autre Aména de «Solitude ma mère».

  • Quelles sont les thèmes qui traversent le roman «L’Amant imaginaire» ?

Solitude et rêves –l’insertion des rêves dans le roman remplit plusieurs fonctions–, lassitude et déception, quête inassouvie, désir ardent confronté à son impossible réalisation, c’est tout cela qui témoigne de la portée tragique du roman en question. Solitude et rêves sollicitent parallèlement une lecture psychanalytique freudienne qui révèlerait le trauma et son origine. A la lecture du roman on se rend compte que la douleur pérenne de Aména est liée à son indéfectible exigence inséparable de sa propre conscience clairvoyante, il n’est que de se rapporter à la relation entre Aména et Marcel.

  • Toujours dans votre préface, vous écrivez que c’est un «roman de la passion». Comment elle se décline dans le livre ? Quels sont ses «visages» ou formes ?

«L’Amant imaginaire», roman de la passion, cela découle de ce que nous disions précédemment. Ce roman est l’histoire d’une passion personnelle dont le traitement serait l’illustration de la définition proprement dite de la passion en général et admise par tous. Passion qui naît dans le désir et s’éteint dans la déception, le désespoir. C’est un thème classique que figure par exemple l’histoire de «Tristan et Iseult» que Taos, par un clin d’œil, évoque. On pourrait croire que «L’Amant imaginaire» appartiendrait à la tradition littéraire des romans de la passion, ce serait ignorer ce qu’il introduit de nouveau et l’inscrit plutôt dans les temps modernes. A titre d’exemple, Aména n’est nullement dérangée par le mariage de son amant Marcel. Cela ne brise en rien sa volonté de vivre sa passion de manière absolue. Parallèlement, son ex-mari, Olivier, est toujours présent dans sa vie par les conseils qu’il lui prodigue.Il devient un soutien pour elle dans ses moments de déconvenues. De ces faits et de bien d’autres, on pourrait conclure hâtivement qu’il s’agit d’un roman de mœurs. Ce serait une grossière erreur, parce que dans le roman, le puzzle des histoires converge vers la sublimation du dire de la passion tenace jusqu’à en mourir. La passion est multiple. Outre celle vouée à l’amant, il y a celle éprouvée pour les lieux des origines. Sa propre description quand elle chante le terroir dit son envoutement pour sa terre, son accouplement avec sa terre. Passion qui ne souffre d’aucune faille jusqu’à renoncer à l’amant incapable de pénétrer le mystère de l’Afrique qui lui reste étrangère ; c’est-à-dire incapable de pénétrer l’âme de Aména, de l’habiter car telle était aussi son exigence pour goûter au fruit de la passion décidément interdite. Sain reproche lorsque Aména/Taos a fait don de soi sans apprécier la réciprocité. Dans le même sens, Taos Amrouche a animé des émissions radiophoniques «Chants sauvés de l’oubli», précieux témoignage sur la culture berbère de Kabylie.

  • Comment «L’Amant imaginaire» a-t-il été reçu à sa première publication ? Que nous dit ce roman sur son époque ?

Il faut rappeler que Taos Amrouche a d’abord essuyé le refus éditorial. «L’Amant imaginaire», enfin publié en 1975 par Robert Morel, était déjà écrit depuis vingt ans. Elle espérait, dit-on, être couronnée du Prix Fémina. Le roman était probablement dérangeant pour les tenants d’une certaine morale puritaine pesante et dont Taos voulait en sortir par la liberté qu’elle s’octroyait dans ses écrits qui bousculent les tabous. A l’époque de Taos Amrouche, un vent de liberté souffle et de grandes voix féminines/féministes se font entendre, telles Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar et je pense notamment à Marguerite Duras, jumelle –à une année près– de Marguerite Taos Amrouche, auteure de «L’Amant» qui fit scandale. Comme «L’Amant imaginaire», ce roman ne fut publié que dans les années 1970 et sera primé. L’obstacle rencontré est d’ordre éditorial, une censure qui ne dit pas son nom.

  • Quelle est la modernité de ce roman et de l’œuvre de Taos Amrouche plus généralement ? Et où se situe-t-elle ?

Peut-on parler véritablement de modernité à propos de son œuvre tant Taos Amrouche est pétrie de culture classique signalée par le glissement de références à des auteurs et ouvrages qui remontent aux siècles antérieurs. A ce sujet, on peut s’intéresser à la dimension intertextuelle de son œuvre pour appréhender la manière dont elle se saisit des anciens, comment elle les retourne, pointer les innovations qu’elle introduit et qui infléchissent nécessairement à la lecture de nouveaux sens. C’est ce travail qui conclura à la modernité même partielle de l’œuvre. Cependant, comparativement aux autres romans, «L’Amant imaginaire», tout en traitant du thème classique de la passion, se présente sous une facture assez particulière. La forme emprunte à différents genres qui s’imbriquent : l’autobiographie, le journal, l’épistolaire, la méditation, l’essai, le roman fictionnel, le mythe… L’entrelacement générique, habilement conduit, est assurément signe de révision de la forme canonique du roman du XIXe siècle, sans pour autant créer de rupture à la manière des écrivains du Nouveau Roman à propos desquels on parle plus volontiers de modernité littéraire. La modernité en écriture ne fait pas nécessairement la notoriété de l’écrivain. Celle de Taos Amrouche est due à l’exceptionnalité de sa vie saisie d’un bout à l’autre, à l’exemplarité de sa personnalité, à son aptitude à être même et autre, tout cela qui transparaît dans son œuvre grâce à son souci de faire œuvre d’art.

  • Quelle est la part de Taos Amrouche aujourd’hui dans l’enseignement (école, université) ?

Selon une étude du ministère de l’Education nationale, le pourcentage des textes d’auteurs algériens à étudier est absolument dérisoire. L’intention est donc de remédier à cette carence. La confection des programmes pour les élèves des trois paliers de l’Education nationale n’est pas aisée, plusieurs paramètres entrent en ligne de compte en fonction de ce que l’on attend d’eux, en fonction de leur environnement social, en fonction de la pédagogie adoptée. A l’université, nous sommes dans un espace de liberté où les programmes sont tracés dans les grandes lignes. L’enseignant, en fonction de ses propres centres d’intérêt et de recherche, a toute la latitude de choisir le corpus des textes et auteurs à enseigner répondant aux intitulés de module. Egalement l’étudiant, arrivant en mastère ou doctorat, a le libre choix de sa recherche et de l’orientation qu’il veut lui donner en accord avec son directeur. Reste qu’il faille coordonner cette indiscutable liberté d’exercice avec des unités de recherche de spécialisation. Ainsi pourrait-on aboutir à la création de centres de recherche focalisés sur tel ou tel autre écrivain. Alors les écrivains algériens ne risqueront pas l’oubli. Mieux encore, les chercheurs seront plus outillés pour aller vers les littératures étrangères.

  • Selon vous, comment lire Taos Amrouche aujourd’hui ?

Pour les jeunes générations, Taos Amrouche est une inconnue d’autant qu’elle ne s’est jamais produite en Algérie pour un tour de chant et que ses séjours ici furent courts et très peu nombreux. Comment son insertion dans le paysage culturel, littéraire, algérien peut-elle se réaliser ? Il faudrait faire un sort à l’ensemble de ses enregistrements, diffuser ses chants à travers les chaînes radio. Pour ses écrits, la distribution serait éventuellement la suivante : Le Grain magique, qui comprend des contes, des poèmes, des proverbes peut être mis à la disposition des écoliers du primaire et du moyen et recourir éventuellement à des représentations scéniques. «Jacinthe noire» et «Rue des tambourins», les destiner au secondaire, «L’Amant imaginaire» et «Solitude ma mère» les envisager en licence. Ainsi on entrerait progressivement dans la difficulté du texte et de la spécificité de l’écriture. Veiller surtout à donner à l’acte de lecture une orientation universaliste afin d’éviter le piège du repli sur soi.

S. K.

*J’ai publié cet article dans les colonnes du quotidien Reporters, le 15 juillet 2018.





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