Dans cet entretien, Ryad Girod revient sur les thèmes et questionnements qui traversent son roman, «Les Yeux de Mansour», paru en octobre 2018 aux éditions Barzakh.
[Entretien réalisé par Sara KHARFI]
- Votre roman «Les Yeux de Mansour» se déroule en Arabie saoudite. Comment est né ce livre ? Et qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour le lieu où se déroule l’histoire ?
Ryad Girod : J’étais en poste à Riyad, conseiller pédagogique sur toute la zone et je voyageais beaucoup sur le Qatar, les Emirats arabes unis, le Bahreïn… Et c’est une société très nerveuse dans le sens très speed où tout va vite, les déplacements, les transactions ; l’aéroport de Riyad est un hub, il y a tout le temps des vols, chaque demi-heure, il y a un vol sur Doha ou sur Abu Dhabi… Et cette frénésie m’interrogeait sur ma possibilité de comprendre un peu le monde. Je me demandais si ça n’allait pas trop vite pour ma compréhension personnelle. Tous les changements économiques, politiques, qui se faisaient là-bas, à une allure tellement effrénée, m’interrogeaient sur la compréhension possible du monde. C’est le premier point et c’est le point central du roman, c’est-à-dire la compréhension –non pas la connaissance, je précise– du monde. J’étais vraiment au cœur d’une région qui bouge, le conflit au Proche-Orient, le problème du Yémen qui naissait (c’était en 2014), la guerre atroce en Syrie, la problématique de l’Irak qui n’était absolument pas réglée, l’Iran et les tensions qui montaient d’un cran chaque jour. Ma problématique était vraiment de l’ordre de la compréhension du monde dans lequel je vivais dans cette région où j’habitais. A ce moment-là, j’organisais aussi des stages de formation et j’ai essayé d’inviter en même temps –parce que je voulais faire un stage math-philo– Jérôme Ferrari (pour le côté philo) et Cédric Villani (pour le côté math). Et puis Ferrari venait d’obtenir le Goncourt et Villani était déjà une Médaille Fields, ils étaient pris et leurs agendas n’étaient absolument pas compatibles. Il y a eu une succession de hasards qui a fait qu’ils ont réussi à se libérer parce qu’on leur avait donné deux dates et eux-mêmes nous ont proposé quasiment le même jour, la même date. Ça me paraissait vraiment comme un message de l’au-delà : il faut que ces deux-là se rencontrent, et effectivement ils se sont rencontrés et on a fait le stage tous les trois. De leur rencontre, pour Jérôme, en partie, est né son roman «Le Principe» ; et Cédric Villani a écrit des articles où il décrivait cette rencontre avec le monde de la philosophie. J’ai eu l’idée comme ça de mettre au-devant ces deux disciplines, en plus de cette région que je quittais –c’était ma dernière année et j’étais très nostalgique. Je voulais que ce soit ce décor de Riyad avec son côté ultramoderne et en même temps très rétrograde qui soit le lieu de l’action.
- Justement, vous mettez l’accent sur le lien entre mathématiques et philosophie (mais aussi science et foi, rationalité et intuitivité…), que vous n’opposez pas du tout…
Oui, je ne les oppose absolument pas. Pour moi, c’est une même discipline. D’ailleurs, pour les Grecs, les Arabes et les Perses, c’était une même discipline ; c’était la discipline du raisonnement, de la recherche, de la compréhension. Ça prenait différentes formes, mais tout ça provient d’un même élan de compréhension d’un phénomène.
- Dans le roman, on a le narrateur (Hussein), mais il y a aussi un descendant de l’émir Abdelkader, sur le point d’être décapité (Mansour) et qui rappelle, par bien des aspects, Al-Hallaj (dont le prénom est Mansur aussi). Qui est-il et qu’incarne-il?
Comme je le disais au début, ce sont deux personnages qui sont dans ce monde turbulent des pays du Golfe où ils sont là juste pour faire de l’argent, ce n’est pas pour autre chose. Et donc l’un descend d’Abdelkader et il est frappé de maladie dégénérative de son système de compréhension du monde. En fait, c’est un prétexte pour convoquer la mémoire d’Abdelkader et d’essayer de comprendre pourquoi il est à ce point méconnu en Algérie. Finalement, c’est ça mon interrogation concernant Abdelkader, c’est pourquoi est-il autant méconnu, surtout l’aspect philosophe, penseur, mystique… Toute la période syrienne de l’émir est complètement méconnue en Algérie, alors qu’on a un grand penseur, un grand philosophe qu’on devrait exporter. Alors, je ne donne pas de réponses, ce n’est pas l’objet mais je pose des questions, j’essaie d’interroger. Le narrateur va, à chaque fois, revenir à cette figure d’Abdelkader en s’interrogeant si effectivement il n’est pas un idiot absolu ou bien au contraire c’est un génie. On a un grand personnage et on le méconnait totalement, c’est une aberration. Ce roman ce sont des successions d’états d’effarement où on se dit mais pourquoi les choses sont comme ça, comment on a fait pour en arriver là, à une telle méconnaissance, à un tel reniement de grands personnages historiques, philosophiques comme Abdelkader ? Donc, c’était une révolte en fait et je voulais convoquer, poser des questions, sans donner de réponses. Je ne suis ni politicien ni philosophe donc je ne vais pas donner de réponses directes, mais j’en donne un peu, parfois elles sont contradictoires, l’essentiel est de susciter un peu la réflexion autour de cette problématique.
Lire aussi: Entretien avec le traducteur du roman vers l’anglais, Chris Clarke.
- Pourquoi «Les Yeux de Mansour» et pas la passion de Mansour ? La vérité de l’être est-elle dans ses yeux, son regard ?
Pour moi, les yeux sont le début d’une compréhension. C’est ma nature, je suis très géométrique dans mon approche d’une compréhension, d’une rationalité, et le personnage principal et le narrateur sont aussi des gens qui fonctionnent beaucoup par l’observation. Et c’est vraiment l’ouverture pour démarrer une première compréhension d’un phénomène, c’est d’abord l’observer par les yeux. Et c’est pour ça que je campe sur les yeux (de Mansour, d’Abdelkader, du roi Fayçal, de Nadine). C’est vrai que j’aurais pu l’intituler la passion de Mansour, mais je voulais bien signifier que c’est aussi un livre sur la compréhension des choses, ces yeux qui observent et qui également donnent un message. Il y a aussi l’expression des yeux et là c’est peut-être davantage le côté mystique où le regard de Mansour comme celui d’Abdelkader, du roi Fayçal et de Nadine à un moment donné, lâchent cette course après la compréhension des choses et s’en vont dans une espèce de retraite qui est justement peut-être mystique pour certains, en tout cas pour Abdelkader et Mansour c’est vraiment un égarement mystique. C’est aussi une façon de comprendre les choses, peut-être s’en éloigner et faire appel à d’autres instances supérieures, et cet égarement dans le regard est peut-être la signification de l’accès à une autre forme de rationalité qui est de l’ordre du mystique, et ça on peut le remarquer dans le regard. D’un côté, l’émir peut avoir ce regard appuyé, fort, et en même temps, il avait un léger strabisme qui en faisait un regard un peu éthéré.
- Vous décrivez deux mondes qui s’opposent, en quelque sorte, et dont l’un est peut-être amené à disparaître : une frénésie que vous évoquiez au début, un monde où tout va vite, mais aussi les grands espaces, une harmonie, une nature paisible. Ce livre n’est-il pas quelque part un roman sur la beauté, sur le beau ?
Ça peut être vu sous cet angle, mais à l’origine, mon propos était simplement cette opposition qu’on vit très facilement à Riyad entre la frénésie violente du centre-ville et dix minutes plus tard se retrouver en plein désert, et donc dans un isolement absolu, une beauté magnifique, des paysages… C’est cette opposition que je voulais montrer et décrire, et qui est vraiment surprenante. C’est une ville surprenante, il n’y a pas que des mauvais côtés à Riyad, il y a aussi cette surprise. Dès qu’on quitte la ville, on rentre dans une immensité magnifique.
- Il y a aussi une violence, par exemple, le mot «Gassouh» (découpez-le) revient très souvent, comme une rengaine…
Oui, c’est terrible ce qui arrive à Mansour. Il se rend coupable d’une hérésie, d’un blasphème violent, donc il est condamné à mort. Pour revenir à votre question précédente, c’est vraiment la passion de Hallaj des temps modernes, évidemment qui est une figure centrale, pour moi, de cette religion de tolérance, d’ouverture, de spiritualité, de l’islam spirituel. Pour moi, Hallaj est le fondateur de cet islam spirituel, mystique, et c’est ça qu’on veut couper en fait. Il ne reste plus rien de ça, en tout cas sur Riyad, il ne reste plus rien de ça. L’Arabie saoudite est vraiment l’antithèse du soufisme. Donc c’est ça qui est sacrifié, c’est ce qu’on veut couper, c’est ça qu’on veut éliminer, et c’est encore –j’en reviens à ce questionnement–, comment on a fait pour en arriver là, malgré toute cette civilisation arabo-musulmane, malgré toutes ces figures géniales que le monde arabo-musulman a connues. Et finalement la question que je pose est : à quoi sert une figure intellectuelle, si dans 1000 ans il n’y aura aucune trace ? Quelle est la trace de la pensée d’Abdelkader en Algérie aujourd’hui ? Arkoun est un grand intellectuel, mais quelle est la portée de ce monument de la recherche, de la pensée ? Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’on ne veut pas reconnaître ces talents. C’est terrible.
- Dans le roman, en tout cas, ça a servi peut-être à Mansour…
Ça a servi à Mansour d’avoir accès à une pensée mystique, à une ouverture mystique. Cette histoire lui a permis d’entrer dans des sphères mystiques c’est-à-dire il s’échappe de la parole, du raisonnement, il est complètement dans sa bulle ; il est en transe toute la seconde partie du roman, il est dans cette communication exclusive avec le divin.
- Au début du roman, vous évoquez le hasard, la providence et le fait que les choses arrivent sans raison. Que pensez-vous de ces thèmes-là à la lumière du parcours de vos personnages ?
Justement pour Hussein, les choses arrivent avec raison. Il y a une raison, toutes ces coïncidences n’en sont pas. Mais j’y crois un peu. Je pense que notre pensée fait partie d’une intelligence beaucoup plus vaste et qui est transversale, qui relie tout le monde, toutes les pensées de tout le monde. Il y a des fils qui nous dépassent, on ne sait pas pourquoi, et ils vont nous rapprocher. En gros, je n’invente rien, c’est vraiment cette pensée platonicienne (qu’on retrouve chez Spinoza aussi ou Plotin) qu’il existe un monde transcendant, le monde des idées et qui va un peu aspirer par là, refluer par là. Et donc cette respiration de ce monde transcendant des idées va faire que deux personnes qui doivent se voir pour le mieux du monde des idées vont réussir à se voir, comme il a été le cas pour Villani et Ferrari et le stage conjoint que j’ai organisé.
- Au-delà de l’Arabie saoudite, il y a l’Algérie, le rôle de la France au Proche-Orient, les deux personnages qui sont Syriens…Vous convoquez la géopolitique aussi dans ce roman.
Quand l’idée du roman m’était venue, c’était vraiment la guerre en Syrie (c’était atroce), mais évidemment je n’ai pas voulu aller sur ce terrain-là parce que je ne tiens pas toutes les réponses. En tout cas, j’étais présent à la réception à l’ambassade [racontée dans le roman], et je mesurai à quel point les décisions politiques étaient faites avec un cynisme total et absolu. Aujourd’hui encore, l’histoire ne se dément pas, il y a des questions en France sur l’armement de l’Arabie saoudite qui continue de bombarder avec des bombes françaises ou américaines, et tout ça est fait avec un cynisme absolu. Alors, je ne suis pas allé trop sur ce terrain-là mais j’ai quand même tiré un peu le rideau pour qu’on voit, j’ai essayé de faire de l’humour aussi. C’était tout ce contexte politique de guerre qui m’interpellait beaucoup à ce moment-là, et ça ne m’a jamais quitté puisque ce n’est toujours pas réglé.
S. K.
- «Les Yeux de Mansour» de Ryad Girod. Roman, 228 pages, éditions Barzakh, Alger, octobre 2018. Prix : 700 DA.
Résumé
Arabie Saoudite. Un homme, Mansour, est sur le point d’être décapité sur Al-Safa Square. Son ami, le narrateur, est le témoin halluciné et impuissant de cette exécution. Qui donc est Mansour, «cet Idiot magnifique qui roule en Camaro rouge, descendant de l’émir Abdelkader, à la fois innocent et coupable, figure sacrée et sacrificielle ?» C’est une des questions que pose le texte de Ryad Girod, convoquant l’histoire, la géopolitique, les grands maîtres soufis. «Il entrelace une histoire d’amour mystérieuse, une méditation sur la gloire perdue des Arabes et des scènes à l’ironie féroce sur le microcosme européen expatrié». Un roman qui interroge notre époque dans une région du monde malmenée par l’Histoire.
*J’ai publié cet article, que je reproduis ici, dans les colonnes du quotidien « Reporters » (quotidien national d’information), le 20 décembre 2018.
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