« Minuit à Alger » de Nihed El-Alia : Passions dévorantes…

En lisant le roman de Nihed El-Alia, je n’ai pu cesser de penser au magnifique récit de Samir Toumi, « Alger, le cri », qui, dans un autre registre certes, déclare son amour pour la ville d’Alger…Si Samir Toumi retourne à son point de départ transformé après bien des errances (solitaires) dans la ville, Nihed El-Alia, elle, incroyablement lucide, refuse, à travers S. la protagoniste principale de son roman, la transformation, et s’accommode de l’ennui et du vide de son existence. S. choisit surtout de se donner corps et âme à Alger et de vivre un amour impossible, qui la consumera mais ne la détruira pas totalement. Une vie sur le fil…

Paru en mars 2022 aux éditions Barzakh, « Minuit à Alger » est le premier roman de Nihed El-Alia, pseudonyme d’une autrice qui a choisi l’anonymat pour se livrer à nous, lecteurs, et raconter son Alger aimé, détesté, rêvé, fantasmé…à travers un récit éclaté et éclatant, qui dit la « faille » (un terme que j’emprunte ici au récit de Samir Toumi, mais c’est un mot que l’autrice utilise également page 25), et la banalité de l’existence dans un monde de paillettes et d’argent, de sexe et de drogue, et « d’abus en tous genres ». Nihed El-Alia raconte S. et sa descente aux enfers, puis son choix d’y rester et de se punir pour des drames qu’elle a vécus mais dans lesquelles elle n’a aucune responsabilité cependant (l’infidélité de son père, la disparition de sa cousine Sarah…). S. ne se sent pas à sa place, c’est peut-être pour cette raison qu’elle aime bien donner des surnoms à toutes les personnes qui gravitent autour d’elle. C’est peut-être pour cette raison aussi qu’elle choisit de se dédoubler et de devenir une autre, un personnage de mondaine qu’elle a créé et qu’elle incarne parfaitement :

« Je fais partie des gens qui portent un vide dans leur cœur. Je le sais, je le sens, ce vide ne pourra jamais être comblé. Dans tout ça, ma grande force, mais aussi mon plus grand défaut, c’est que je suis sûre de moi. L’assurance c’est ma religion. La nature m’a gratifié d’un don : la séduction. Mon meilleur atout tient au fait qu’on me sous-estime. Belle, bonne et conne, c’est ce qu’on pense de moi et c’est ce qui plaît aux hommes… Soit. Quand je retire mes talons hauts, je reviens à la réalité et tout me paraît plus dur. Je suis étrangère dans mon pays, je me sens seule, même au milieu d’une foule, et perdue dans ma propre maison. Il m’arrive d’avoir peur, peur du monde, peur de moi-même. A force de refouler ta sensibilité, tu finis par oublier que l’émotion existe, tapie, enfouie en toi, et tu te demandes si tu n’es pas devenue psychopathe », confie-t-elle au mystérieux M., au début du roman.

Se lâchant un peu plus au fil des pages, S. se dévoilera davantage : « J’exauce la prophétie du rôle mélodramatique que je me suis attribué. Et tous les matins, je fais le constat glacé de ma perdition. Pourquoi ? Juste pour ressentir, ressentir un quelconque sentiment. Peu importe que ce soit du mépris, du dégoût, de la peine ou de l’indignation… Pourvu qu’il soit réel. Vivre et souffrir… Je créé de toutes pièces une sorte d’anarchie dans le seul but de donner corps à mon existence et je me retrouve à vivre à travers les lignes sombres qui dictent mes émois. Hélas, mon cœur ne réagit plus que face au dérèglement, au chaos ».

S. est une privilégiée. Elle fait partie de la jeunesse dorée algéroise, et maîtrise tous les codes de cette catégorie de la société. Elle nous introduit dans ce « monde » et nous présente ses différentes sous-catégories, avec une pointe d’ironie. La narratrice développe ainsi un discours cohérent et lucide sur le monde auquel elle appartient, qu’elle semble rejeter sans pour autant éprouver le désir d’en sortir. Parce qu’elle est dans un processus d’autodestruction, parce qu’il lui arrive aussi de vivre des moments de vérité avec de rares personnes (Hachmi rencontré sur le vol Alger-Paris, son ami d’enfance qui n’appartient pas à son monde…), et parce qu’aussi, semble-t-il, c’est le seul monde qu’elle connaisse. Elle est tout de même consciente de « la vacuité de sa vie », et du désarroi de sa génération (une « génération Scarface » ?) sans repères (puisque « le passé est le présent et sera le futur »), et n’y va pas par le dos de la cuillère pour critiquer cette « réalité parallèle ».

L’autre partie du roman, et comme un fil rouge à tout ce roman, il y a Alger : « Je suis en amour pour Alger. Amour toxique, amour viscéral. Pourquoi lutter ? Je suis prise au piège. Soumise à sa splendeur, insoumise à ses règles. Masochisme ? Pourquoi me cramponner à celle qui me rejette. Pourquoi aimer celui qui n’existe plus ? C’est une fatalité, force est de constater que je désire ce à quoi je ne peux accéder, et que j’ai besoin d’éprouver ce manque. »

Ecrit à la première personne, « Minuit à Alger » est un roman captivant qui raconte le quotidien répétitif et peu transcendant, d’une jeune femme rêveuse, mélancolique et désabusée, qui se raconte et se livre pour témoigner de la monotonie de son existence, du vide qui l’habite et la consume, d’une génération en quête de sens, et d’une époque impitoyable.

Sara Kharfi

« Minuit à Alger » de Nihed El-Alia. Roman, 246 pages, éditions Barzakh, Alger, premier semestre 2022. Prix : 800 DA.


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