« Approche du patrimoine immatériel : Entre la méthodologie et le terrain » est l’intitulé d’un livre collectif, paru en octobre 2021 aux éditions WAMDA, en collaboration avec l’UCCLAA (Unité de recherche « Culture, Communication, Langues, Littérature et Arts » du CRASC), et le Laboratoire du Patrimoine Culturel, Linguistique, et Littéraire du Sud algérien (Université de Ghardaïa). Coordonné et présenté par la chercheuse Saliha SENOUCI – qui a dédié cet ouvrage au professeur et chercheur feu Hadj MILIANI (disparu 02 juillet 2021) –, elle évoque, dans cet entretien, la problématique de cet ouvrage qui rassemble les expériences et expertises de chercheurs d’Algérie et de l’étranger, autour de la recherche dans le domaine du patrimoine immatériel, et notamment les enquêtes de terrain. Mme. SENOUCI revient, en outre, sur les difficultés du terrain, la valorisation du patrimoine, et sur sa propre contribution dans le livre qu’elle a consacré au chercheur Abdelhamid BOURAYOU.
- Comment est né le recueil collectif, « Approche du patrimoine immatériel : Entre la méthodologie et le terrain », que vous avez présenté et coordonné ?
Saliha SENOUCI : L’idée est née de nos nombreuses enquêtes et recherches de terrain, et notre contact avec les personnes intéressées par le patrimoine populaire, comme les professeurs, chercheurs, organisations internationales et associations spécialisées dans le domaine du patrimoine. Et ce que nous avons constaté est que notre patrimoine matériel et immatériel souffre de marginalisation et d’indifférence, même s’il y a lieu de citer quelques rares efforts. Nous avons également constaté la disparition de nombreuses personnes, des trésors humains, porteurs et détenteurs de ce patrimoine, sans que nous ayons eu l’occasion de documenter leur mémoire vivante. Ainsi, en tant que chercheurs en patrimoine, nous devons être attentifs à la recherche et aux enquêtes de terrain et aux nombreux défis de recherche, notamment en ce qui concerne sa codification, sa collecte et son archivage. De là est venue l’idée de publication de cet ouvrage qui comporte des expériences et expertises de recherche de terrain dans le patrimoine populaire de quelques chercheurs et experts d’Algérie et de l’étranger.
- Comment vous avez choisi les contributeurs ?
Le choix des participants à l’ouvrage s’est d’abord fait sur la base des personnes ayant participé à la journée d’étude nationale que j’ai organisée moi-même au Centre de recherche en Anthropologie sociale et culturelle (CRASC) d’Oran, en octobre 2016, et qui avait pour thème : « Problématique de la collecte et de la codification du patrimoine populaire dans les régions du sud : le conte populaire comme modèle ». Cette journée d’étude entrait dans le cadre d’un projet de recherche portant sur « L’héritage narratif populaire dans le sud-ouest algérien ». Le deuxième critère de sélection réside dans l’importance de se nourrir des expériences et expertises de chercheurs nationaux et d’autres pays (d’Egypte, de Tunisie, des Emirats Arabes Unis), qui ont des expériences et des expertises pionnières dans la recherche de terrain, notamment dans la collecte, la documentation et l’étude. Bien évidemment, il y a des chercheurs que nous n’avons pu inclure dans ce travail pour des raisons diverses.

- Comment est organisé le livre ?
Etant donné que le but de cet ouvrage est de coordonner entre les chercheurs, les universitaires et spécialistes et ceux qui s’intéressent à ce domaine, nous avons travaillé sur l’échange d’expériences et d’expertises entre chercheurs. Cet échange, qui élargit notre cercle de connaissances sur les méthodologies de l’enquête sur terrain, nous encourage également, et nous motive davantage, à rechercher ensemble les problématiques et les manières de collecter le patrimoine populaire, et trouver les outils et les mécanismes de sauvegarde de ce qui reste de notre patrimoine, qui fait partie de notre identité nationale. C’est pour cela que nous nous sommes concentrés principalement sur les travaux de terrain, c’est-à-dire ceux qui ont des expériences de terrain dans le domaine du patrimoine. Tous les contributeurs de cet ouvrage sont spécialisés dans le patrimoine populaire ; ils ont plusieurs expériences de terrain, cependant les méthodologies et les approches divergent selon le champ d’expertise, entre sociologie, anthropologie et patrimoine architectural.
- Qu’est ce qui a motivé le choix du thème de ce livre sur les expériences et les expertises de la recherche sur le terrain au sujet du patrimoine culturel ? Le patrimoine immatériel est un peu votre domaine d’expertise, vous qui avez travaillé et continuez de travailler sur le conte, mais y a-t-il d’autres raisons ?
Comme je l’ai mentionné plus haut, ce qui préoccupe tout chercheur dans le domaine du patrimoine populaire (collecte, documentation…) est l’urgence de sa codification et son archivage. C’est pour cela que nous considérons que l’enquête de terrain sur les matériaux du patrimoine culturel algérien (matériel et immatériel) est une responsabilité collective : la responsabilité des individus, de l’Etat, des chercheurs… Nous tous, individus et institutions, sommes tenus d’assumer la responsabilité de sa protection. Et ceci est l’une des motivations les plus importantes qui nous a poussés – malgré les circonstances de publication de ce livre – à faire ce travail et à choisir ce thème particulièrement.
« Le patrimoine immatériel, en plus d’être une construction artistique, linguistique et littéraire, constitue, en termes de contenu, un programme culturel, social et économique. »
- Avant d’aller plus loin, il existe plusieurs définitions, comment définiriez-vous vous-même et à la lumière de votre livre, le patrimoine immatériel ?
Les chercheurs et universitaires ont des divergences quant à la définition du patrimoine immatériel, mais de manière générale, le patrimoine immatériel est la mémoire d’une nation, qui se transmet de génération en génération, reflétant sa civilisation, société et modes de pensée. Cela se concrétise dans ses expressions populaires orales, comme les poèmes, les chants, les contes, les coutumes, les danses, les traditions, les mythes, les proverbes, les énigmes ; ou d’autres expressions comme, l’artisanat, les métiers traditionnels, les monuments… car elles reflètent la conscience et les expériences des peuples, et mettent en évidence ses positions et perceptions. Cela signifie, en fait, que le patrimoine immatériel, en plus d’être une construction artistique, linguistique et littéraire, constitue, en termes de contenu, un programme culturel, social et économique.
- Toujours à la lumière de votre livre, qui met l’accent sur le travail de terrain, sur quoi s’appuie un chercheur au cours de ses recherches sur le terrain ?
Avant d’entamer le travail de terrain dans le patrimoine populaire, tout chercheur ou spécialiste du patrimoine doit être conscient et sensible à l’importance de ce patrimoine, notamment dans l’évocation et le questionnement de la mémoire collective. Il doit être pleinement conscient de ses critères de valeurs positives (esthétique, historique, sociale, économique, etc.). Le chercheur doit avoir également une connaissance et une pratique de la recherche de terrain, et être conscient des difficultés qu’il rencontrera dans le champ de la recherche.
« Toutes ces difficultés matérielles et morales peuvent disparaître, à notre avis, si nous atteignons certains objectifs. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer : la création de centres et d’instituts de formation spécialisés dans l’archivage du patrimoine dans toutes les régions algériennes, dans lesquels centres la collecte se fera selon des méthodes scientifiques et internationalement reconnues ; la mise en place de centres d’archives indépendants au sein des universités et instituts. »
- Vous avez vous-même fait beaucoup de terrain, quels sont les problèmes que vous avez rencontrés ? Et plus généralement, quels sont les problèmes auxquels le chercheur est confronté ? (sont-ils d’ordre financer ? De rapport avec ses informateurs ? D’ailleurs, M. Bourayou évoque le fait qu’il existe des chercheurs qui travaillent sur leur environnement immédiat)
Les difficultés les plus importantes auxquelles nous avons été confrontées et auxquelles la plupart des chercheurs sont confrontés dans les recherches de terrain en patrimoine, nous pouvons les diviser en deux grandes parties : matérielles et morales. Le domaine, bien sûr, a besoin de multiples moyens matériels, qui aident le chercheur à se documenter, se déplacer et voyager…, d’autant que nous retrouvons les éléments du patrimoine (matériels ou immatériels) dans des zones, pour la plupart désertiques et isolées, notamment les territoires sahariens aux caractéristiques climatiques et sociales difficiles. Et parfois, les détenteurs du patrimoine s’expriment dans des dialectes locaux, ce qui fait que nous ayons recourt à des personnes de la région pour assurer la traduction ; et parfois, nous rencontrons des difficultés à gérer cela. A cela s’ajoute l’absence d’une méthodologie fixe/solide qui permet au chercheur de collecter sa matière et de la rédiger et archiver… Toutes ces difficultés matérielles et morales peuvent disparaître, à notre avis, si nous atteignons certains objectifs. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer : la création de centres et d’instituts de formation spécialisés dans l’archivage du patrimoine dans toutes les régions algériennes, dans lesquels centres la collecte se fera selon des méthodes scientifiques et internationalement reconnues ; la mise en place de centres d’archives indépendants au sein des universités et instituts.
- Vous écrivez dans votre présentation : « Nous considérons que l’importance d’assembler et de documenter le patrimoine populaire tient à la nécessité de préserver nos héritages culturels, dont une partie est toujours marginalisée et ignorée ». Selon vous, quels sont les raisons de cette marginalisation ?
Malgré les efforts consentis et le chemin parcouru par la recherche dans le patrimoine algérien, il existe des formes et des éléments dans le patrimoine, dans certaines régions, qui n’ont pas été pris au sérieux pour des raisons connues et inconnues. De nombreux chercheurs et universitaires ont négligé certains d’entre eux, malgré leur diversité et multiplicité dans notre pays. Parmi les principales raisons, nous citerons la réticence des chercheurs et étudiants à s’engager dans les recherches dans le champ du patrimoine populaire, considéré par certains comme des études et sciences pas assez « prestigieuses ». A cela s’ajoute le manque d’intérêt pour la recherche de terrain dans le patrimoine, en raison de la difficulté du terrain et le manque de moyens. Il y a, en outre, ceux qui remettent en question notre héritage populaire et le considère comme un ensemble d’hérésie et de superstitions, et ainsi, l’excluent.
- Dans son introduction, le Dr. Abdelhamid Bourayou évoque le rôle des chercheurs dans la valorisation de ce patrimoine. Quel rôle tient le chercheur dans la valorisation ?
Le rôle des chercheurs dans la promotion et l’étude du patrimoine réside dans la conscience de sa valeur effective dans la compréhension de la pensée humaine et sociale, et qu’il est un élément essentiel et actif dans la société. Son rôle se situe également dans la confirmation de la fertilité de ce domaine et de la nécessité de l’explorer ; mais aussi dans la mise en évidence de sa profondeur sociologique, anthropologique, historique, culturelle, humaine. Le chercheur participe, par ailleurs, à la collecte du patrimoine par la conduite et la direction d’ateliers et de stages de formation sur les méthodes de collecte et de codification. Selon nous, le rôle du chercheur dans la promotion du patrimoine reste minime si les efforts ne sont pas conjugués entre tous les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, et la mise à disposition de tous les moyens matériels et immatériels de recherche sur le patrimoine.
- Et quels sont les autres éléments qui participent à la valorisation du patrimoine immatériel ?
Il existe de nombreux éléments qui contribuent à stimuler et renforcer le travail sur le patrimoine et la recherche dans ses différents champs, et ce, en l’employant dans tous les domaines et en créant des projets et programmes spécifiques, et en l’exploitant historiquement, pédagogiquement, économiquement, culturellement et touristiquement. Historiquement, dans le sens que c’est un document historique important, et même plus, parce qu’il raconte ce que les livres d’histoire ne racontent pas. Sur le plan touristique, nous assistons à la reproduction du patrimoine par ceux qui s’y intéressent ; et à la création d’espaces récréatifs et de divertissement tels toute manifestation festive qui encourage la valorisation de notre héritage culturel, en contribuant ainsi à la promotion du tourisme national. Sur le plan économique, la création de projets de nature économique comme la valorisation des industries culturelles et créatives, et la création de festivals dans différentes régions du pays, etc. Sur le plan éducatif, il est nécessaire d’établir des programmes spécifiques pour les enfants, leur permettant notamment de développer leurs capacités intellectuelles, linguistiques, et éducatives.
« Pour ce qui concerne ma contribution, j’ai essayé de mettre en évidence les plus importantes étapes du parcours du chercheur Abdelhamid Bourayou, car il est l’un des plus éminents pôles de la culture populaires dans les pays du Maghreb, qui ont établi avec leurs théories et concepts, la pensée maghrébine. »
- Le patrimoine immatériel est conservé et transmis par l’Homme, donc dans ce processus de transmission, il y a des choses qui se maintiennent, mais il y a aussi des choses qui se perdent. Selon vous, c’est la modernité et l’évolution des modes de vie qui veut cela ?
Il est possible que tout ce que nous ayons évoqué précédemment valorise et mesure le rôle du patrimoine et limite sa perte et sa disparition, afin que les générations puissent le transmettre et en faire le meilleur usage. Quant à la mondialisation et aux technologies, elles ne sont parfois pas la cause de la perte de notre patrimoine, car elles peuvent être un moyen de recherche, de préservation, de communication et de continuité, si nous les utilisons à bon escient.
- Vous avez collaboré à ce livre avec un texte sur le parcours d’Abdelhamid Bourayou. Pourriez-vous nous en parler ? Et quelles conclusions faites-vous de son expérience ?
Pour ce qui concerne ma contribution, j’ai essayé de mettre en évidence les plus importantes étapes du parcours du chercheur Abdelhamid Bourayou, car il est l’un des plus éminents pôles de la culture populaires dans les pays du Maghreb, qui ont établi avec leurs théories et concepts, la pensée maghrébine. Il a réalisé des pas de géants dans ses centres d’intérêt, ses études et traductions des écrits sur le patrimoine populaire. Ce que nous retenons de son parcours tient en deux points : premièrement, son expérience sur le terrain dans la collecte et la documentation du patrimoine, en particulier les contes, et sa préoccupation constante des moyens et méthodes d’archivage. Deuxièmement, il ne se limite pas aux méthodes traditionnelles ; et son insistance d’offrir un cadre de réflexion et d’étude aux documents sur le patrimoine immatériel dans leur dimension anthropologique, qui cherchent à atteindre une vision holistique de l’homme et de sa culture populaire. De ce qui est stocké dans les contenus et les symboles et les connotations qu’il porte.
Sara Kharfi
* Bio express
Saliha SENOUCI est chercheuse au Centre de recherche en Anthropologie sociale et culturelle (CRASC) d’Oran, maître de recherche « A » en culture populaire, et directrice de la division « Représentations symboliques et Pratiques langagières ». Depuis février 2013, elle est docteure en culture populaire (option littérature populaire), après avoir soutenue une thèse intitulée « Le comportement social et les valeurs morales dans le conte populaire de l’ouest de l’Algérie » (Université de Tlemcen). Saliha SENOUCI a participé à plusieurs projets de recherches et mené de nombreuses enquêtes de terrain. Elle participe régulièrement à des séminaires, journées d’étude, colloques nationaux et internationaux.
Liste des contributeurs
- Abdelhamid BOURAYOU (Algérie)
- Mustapha JAD (Égypte)
- Mohammed Hassan ABDELHAFID (Emirats Arabes Unis)
- Saliha SENOUCI (Algérie)
- Achour SERGMA (Algérie)
- Barka BOUCHIBA (Algérie)
- Omar METREF (Algérie)
- Mabrouk MOKADDEM (Algérie)
- Nassima HAMIDA (Algérie)
- Zineb GUENDOUZ (Tunisie)
- Zahia BENABDALLAH (Algérie)
- Mohamed Saïd BENSAAD (Algérie)
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