« Le Silence des dieux » de Yahia Belaskri : Pour vivre libre…

Hymne à la liberté, à la femme et à la poésie, le nouveau roman de Yahia Belaskri, « Le Silence des dieux », paru le 07 octobre en France aux éditions Zulma, s’intéresse au destin tragique du village de la « Source des chèvres », dont les habitants découvrent, un beau jour, qu’ils ne peuvent plus en sortir. Prisonniers de ce lieu « sans jeunesse », ils se retournent les uns contre les autres, se déchirent, au lieu de chercher la source véritable de leur « confinement » et soumission. De leur malheur, somme toute.

« Son Excellence, le Maître, le magnifique, l’élevé, le bienfaisant, le sage, l’instruit, le gracieux et le distingué Maître, le chef des chefs » l’a décidé : les habitants de la Source des chèvres, ce village où « toutes les aubes sont froides, les journées brûlantes et les nuits abyssales », ne peuvent plus en sortir. Et personne n’a le droit d’y entrer. Bien avant la réception de la missive lapidaire du « maître », les villageois commençaient à s’agiter et à se poser des questions sur cet enfermement. Car, Abdelkrim a essayé, durant plusieurs jours et sans succès, de prendre l’autocar reliant le village à la ville, et a fait part de sa mésaventure à l’imam Tayeb et à Baki, considéré comme le maire.

« D’ordinaire, le bruit du moteur emplit l’air bien avant qu’il ne surgisse au bout de la route. L’angoisse étreint l’homme, il ne sait quoi penser. Pourquoi le car ne viendrait-il pas, il n’y a aucune raison. Il est toujours venu, c’est l’unique lien avec ceux qui demeurent en ville, avec le monde. Et s’il n’arrivait pas ? Qu’est-ce que cela signifierait ? Pas un seul habitant du village ne possède de véhicule. Il y a bien des ânes, impossible de rejoindre la ville à dos d’âne ! A coup sûr, il y a une explication qui lui échappe. »

Les villageois affichent leur incompréhension, leur désarroi, puis leur impatience, et enfin, leur désespoir. Plus le temps passe et plus la situation s’envenime : Abbas « le Faune », personnage détestable et autoritaire, s’autoproclame maître des lieux et cherche à tout prix, avec un groupe d’hommes à son service, un coupable à punir pour le malheur qui s’est abattu sur eux ; d’autres habitants se résignent et acceptent leur sort dans l’attente d’un message des cieux ; alors que d’autres encore essaient de s’organiser pour trouver une solution. Au milieu de ce tumulte et d’individus courbant l’échine, la voix de Ziani le fou résonne loin. Il est la conscience du village, un grand sage parmi les fous et n’hésite jamais à transmettre sa parole. Son rôle est de « dire ce qui est et ne s’entend pas, ce dont personne ne veut, énoncer à haute voix l’indicible ». Dès le début du roman, Ziani annonce « le déluge [qui] s’abattra bientôt sur les hommes ».

«Tout ce qui est acquis s’envolera en fumée, rien ni personne ne résistera à sa force destructrice, à la violence de son débordement. Il sera comme le torrent en crue, hurlant, courant. Vos maisons ne seront plus que ruines, vos jardins bourbiers, les beaux palmiers reliques inutiles. Les hommes seront frappés d’hébétude. Tout ne sera qu’incertitude et instabilité. Les larmes ne l’arrêteront pas, les prières non plus. Les oiseaux témoins des forfaits des hommes ont apporté leurs malfaisances. Vous avez tant accompli de malheurs en ce bas monde. Ne subsistera que ce qui est de l’ordre de la fraternité triomphante. Hâtez-vous, gens de la Source des chèvres. Le temps vous est compté. Je vous l’aurai dit. »

Aucun homme n’écoutera la mise en garde de Ziani, ni celles qui suivront. Ils ne sauront pas, non plus, écouter la colère sourdre dans le cœur de leurs femmes. Elles qui ont accepté leur sort depuis trop longtemps, mais elles se retrouvent à présent face à des hommes démunis, n’affichant aucune résistance ou volonté. Parce qu’elles sont vaillantes et fortes, Zahra, Setti et toutes les femmes de la Source des chèvres prennent les choses en main et offrent un avenir à leurs enfants.

Les hommes de leur côté se confinent, se soumettent au nouveau maître (Abbas), rejettent tous ceux qui sont différents ou un tant soit peu intelligents, et vont jusqu’à commettre les pires excès, comme le lynchage atroce d’un innocent, ou l’excommunication de Abdelkrim et Badra, « le fils du vent et la tisseuse » et de leurs enfants (Mansour, Habib, Jenna).

Badra et Abdelkrim, fils conducteurs du roman, « connaissent la privation et le manque, ni l’un ni l’autre ne savent la chute. Ils la pressentent et la craignent ». Ils traverseront, ensemble, des moments particulièrement difficile, mais finiront par trouver leur place dans le monde.

Dans « Le Silence des dieux », Yahia Belaskri explore les rouages de la soumission et les conséquences de l’enfermement sur l’être humain. En effet, les habitants du village de la Source des chèvres se retrouvent coupés du monde, sans aucun contact avec l’extérieur. Ce qui déséquilibre toute l’organisation sociale et contraint la plupart d’entre eux de se départir de leur part d’humanité. Ils perdent toutes les valeurs qui fondent même leur existence : acceptation de l’autre, bonté, générosité, solidarité… Ils sont préoccupés par leur survie. D’un autre côté, à aucun moment, ils ne se rebellent ou se révoltent contre leur oppresseur, celui qui a décidé, arbitrairement, et sans en expliquer les raisons – même s’il n’y a pas de raison à la folie des hommes, encore moins à celle du « maître », et c’est ce que nous lisons aussi dans ce roman –, de les faire prisonniers. Et cela rappelle « la fable de l’âne et du paysan » racontée au début du livre.

Yahia Belaskri ancre ses personnages dans un contexte et raconte les modes de vie dans ce village « aux portes du désert » : de la fête du marabout à la cérémonie de transe, en passant par celle de la circoncision, et le jour du marché. La poésie est au centre de ce roman également, un fil conducteur comme ceux de la tisseuse Badra. Son souffle vient souvent à la rescousse des personnages, pour leur rappeler cette audace qui leur manque tant, et cette liberté que la plupart d’entre eux n’a jamais envisagée. « Le Silence des dieux » est surtout un roman sur la liberté, à travers les personnages féminins et celui de Ziani, et à travers ceux qui sauvent leurs peaux. Ne vivront que ceux qui se libéreront et feront preuve d’ouverture, en se délestant « d’une part de soi ». Ne vivront que ceux qui lutteront pour préserver leur bien le plus cher, leur fragile humanité.

Sara Kharfi

  • « Le Silence des dieux » de Yahia Belaskri. Roman, 224 pages, éditions Zulma, France, octobre 2021. Prix: 17,50 €


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