« Un Jour idéal pour mourir » de Samir Kacimi est un roman sur la révolte d’un homme sur sa condition, et qui ne se sent plus à sa place dans le monde. Ainsi, il prend la décision radicale de mettre fin à ses jours, et d’en organiser tous les détails. Et pour « être sûr d’entrer dans la légende », il écrit une lettre qu’il envoie une semaine avant le jour J à sa propre adresse, et dans laquelle il explique « les raisons de son geste ». Un acte désespéré ou une manière de déjouer le hasard, ce maître de nos vies?
Paru initialement en langue arabe, en 2009, le roman de Samir Kacimi a été traduit vers le français par Lotfi Nia, et est paru, en 2020, en Algérie aux éditions Barzakh, et en France chez Actes Sud. Dans un récit non-linéaire, l’auteur y décrit les déboires de Halim Bensadek, 40 ans, journaliste algérois fauché, n’arrivant plus à supporter son existence sans espoir et sans perspectives. Halim semble être passé à côté de sa vie, et ne plus croire en quoi que ce soit suite à une déception amoureuse.
Mais ces amours déçues ne constituent pas, à elles seules, le point de départ à l’entreprise de Halim à savoir, se jeter du haut d’un immeuble AADL de quinze étages, dans la banlieue d’Alger. Les raisons sont plus complexes, plus enchevêtrées. Ainsi nous avons, nous autres lecteurs, plusieurs versions quant aux motivations du protagoniste principal ; elles sont répétées à l’infini par le narrateur et réécrites de différentes manières par l’auteur, et à chaque fois, nous apprenons une nouvelle information:
Version 1 (page 8): « Ce qui l’avait surtout convaincu dans l’idée du suicide, c’était la dimension poétique que les gens attribuent à ce geste. Quiconque met fin à ses jours est une exception humaine à la loi de la fatalité, lui seul sait combien de temps aura duré sa vie, lui seul connaît l’instant de sa fin. C’était le plaisir procuré par la connaissance de cet instant précis qui le conforta surtout dans l’idée de se suicider. De toute façon, cette dimension poétique que lui attribuerait son suicide ne lui servirait à rien puisqu’il ne serait pas là pour en profiter, il savait déjà ce que diraient les gens… ‘Il est mort par amour’. »
Version 2 (page 73): « Ce fut durant ce long moment, où il était resté debout qu’il pris conscience du désastre de son existence. Désormais, il quémandait une cigarette aux fumeurs de shit comme un mendiant qui dépend des autres pour sa survie, sauf qu’un mendiant n’avait pas à avoir honte de ce qu’il faisait alors que lui, si. » P 73
Version 3 (pages 88/89): « Ce fut à ce moment précis, devant cette vue bouchée, que son avenir lui apparut, noir sur noir dans le noir. Quarante années d’une vie de mendicité, vingt ans de travail pour rien, dix ans à pourvoir aux besoins d’une famille qui n’en était plus une, il ne restait à la maison que son père, son frère chômeur et sa sœur célibataire, cinq ans passés à rembourser les dettes de son père et de son frère, cette feignasse, leurs dettes qui se renouvelaient chaque fois qu’il croyait en être venu à bout. (…) Ce fut à ce moment précis qu’il décida de sortir de la vie de ces gens-là, mais… à sa manière. »
Durant les dix secondes qui séparent le saut de l’impact, nous « lisons » ce qu’aura été sa vie: une succession d’échecs, et découvrons une galerie de personnages, aussi attachants qu’emblématiques, qui gravitent autour de Halim. On fait la connaissance, notamment, de Omar Tounba, autre personnage central de ce roman, « ravagé par l’alcool et la drogue » et consumé par son amour pour Nissa Bouttous. L’amitié improbable entre le « chikour » et le « jôrnaliste » du quartier est au centre de ce roman, et chacun subira les affres et les jeux du hasard: si Omar se laisse entrainer dans son tourbillon, Halim choisit de se confronter à lui.
En effet, Halim Bensadek met en scène sa mort pour sortir de son état de mort-vivant, pour choisir enfin quelque chose dans sa vie, pour saisir le sens de son existence et pour échapper, enfin, à la misère du quotidien. Il trouvera, peut-être, une satisfaction dans la mort, et prendra sa revanche sur sa famille, son ex-fiancée, son ex-patron, et tous ceux qui n’ont pas su l’estimer à sa juste valeur. La lettre qui devait arriver une semaine après son acte contribuerait certainement à faire entendre la voix de Halim, un homme invisible.
Outre la construction originale du texte, la non-linéarité du récit, l’exercice de réécriture de Samir Kacimi, les différents sous-thèmes qui sont abordés (l’enfermement, la périphérie et son rapport au centre, les différentes frustrations, la rupture des liens entre les générations…), « Un jour idéal pour mourir » est un roman sur le mal de l’époque, ce sentiment de dislocation et d’insatisfaction de sa vie. C’est aussi un livre sur le hasard et sur son humour. Il est également question de transmissions invisibles, et notamment entre Halim et son père: le père n’a été « ni harki ni moudjahid, ni riche ni pauvre, ni logé ni sans-abri ». Un entre-deux, en fait, ce qui n’a fait qu’invisibiliser encore davantage le fils, et l’enliser dans les problèmes du quotidien.
Lorsqu’on arrive à la dernière ligne de la dernière page de ce roman, on réalise enfin que nous sommes des pantins entre les mains du hasard, qu’il n’y a pas un jour idéal pour mourir, juste notre conscience d’être vivant et de l’inéluctabilité de la mort.
Sara Kharfi
- « Un jour idéal pour mourir » de Samir Kacimi. Traduit de l’arabe par Lotfi Nia. Roman, éditions Barzakh, Algérie, novembre 2020. Prix: 600 DA.
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