Description féroce d’un « monde nouveau » en train de se mettre en place, à travers des personnages de leur temps, prêts à tout pour le triomphe de leurs intérêts, « Les Dupes » est un roman d’Ahmed Benzelikha, paru récemment aux éditions Casbah. Dans cet entretien, son auteur revient sur l’élaboration de ce texte court, sombre et passionnant.
- Comment est né votre roman « Les Dupes » ? Et qu’est-ce qui vous a inspiré en premier lieu ?
Ahmed Benzelikha : « Les Dupes » est né à partir d’une analyse de la scène internationale au plan médiatique, économique, culturel et sociologique, mais aussi à partir de mes réflexions sur le système économique international, l’intelligence artificielle, mes travaux sur le digital et sur mes propositions faites au niveau de l’UNESCO concernant l’éthique d’internet et le vivre ensemble. En fait, je dirais que « Les Dupes » est né du fracas du monde dont l’écho est porté par chaque individu dans la vie réelle et par chacun des personnages dans le roman.
- Pourquoi Gauguin ? Ce choix est-il lié à une actualité ?
Le choix de Gauguin s’est fait tout à fait par hasard. Je suis, comme vous le savez, grand amateur d’art et j’avais cherché parmi les œuvres célèbres, celle qui pouvait être retenue pour la trame du roman et en feuilletant un vieux livre d’histoire de l’art acheté d’occasion chez un bouquiniste de la rue Hamani (ex. Charasse) à Alger, je suis tombé sur la toile de Gauguin comme si je la découvrais pour la première fois. L’étrange singularité d’une scène pourtant anodine et le flamboiement des couleurs exprimant l’inexprimable artistique, avait tout pour retenir mon attention. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, puisque après parution du livre, j’ai rencontré mon frère qui l’avait lu et qui m’apprit que lorsque nous étions très jeunes enfants, lui et moi, une reproduction de cette même toile de Gauguin, trônait à la maison familiale ! Il y a, apparemment, du psychanalytique dans ce choix.
Lire aussi : Lecture du roman « Elias » : A la recherche du sens de la vie
- Comment vous présenteriez vous-même votre roman ? C’est l’histoire d’un tableau volé ? Une histoire d’amour contrariée ? C’est un thriller ésotérique ?
Thriller ésotérique, oui, si nous retenons la part d’ésotérisme dont peut être porteur ce 21ème siècle interconnecté, mais c’est, plutôt, une lecture dynamique des enjeux d’un monde nouveau, mais aussi une approche des passions humaines qui, elles, sont immuables d’Homère à Dostoïevski en passant par Sénèque, Ibn Tufayl ou Shakespeare.
- N’est-ce pas également l’histoire de la naissance d’un nouveau monde, qui m’a semblé, à la lecture de votre livre, totalitaire parce qu’uniforme/standardisé, où la vie devient virtuelle, et où détenir l’information est quelque part avoir un pouvoir absolu permettant de tromper, manipuler et se jouer du destin de millions voire de milliards vies humaines (je pense notamment à la société secrète dans le livre)…
C’est effectivement le récit d’un monde qui se dessine à la lumière diffuse et bleutée d’Internet, à l’ombre d’un système politico-économique fondé sur le profit et l’illusion et la standardisation – en fait le nivellement par le bas – consentie par les couches (toutes classes sociales confondues) les plus intellectuellement médiocres et l’élévation toute relative de leur niveau de vie général.
- C’est une critique féroce de l’homme moderne ou « l’homme nouveau », ou ce vers quoi tendent les sociétés. Le monde incarné par le policier Rep est-il amené à disparaître ?
Le monde de Rep, celui des valeurs, de l’humanisme et de la rigueur, a en fait déjà disparu, il n’est plus porté que par des individus isolés, mais rien n’est irrémédiable dans l’histoire de l’humanité, même le déluge a cédé la place à la vie quand la colombe est revenue avec un rameau d’olivier vers l’arche de Noé. Il suffirait, peut-être, d’un message fort, d’une conjonction des bonnes volontés, mais aussi et surtout de consciences agissantes et d’efforts conséquents pour promouvoir de nouvelles alternatives pour un monde humain, libre, solidaire et juste où, justement, un pays comme le nôtre aura son rôle à jouer, compte tenu de son histoire, de ses valeurs et de ses potentialités.
« L’art est porteur d’une notion essentielle qui est celle du beau. Le beau en fait ne relève pas seulement de l’esthétique mais aussi de la valeur morale, c’est d’ailleurs pourquoi Platon l’associe au vrai et au bien. Le beau, dans ce contexte, n’est pas cette notion inutile dans un monde de société voulue matérialiste et utilitariste, mais bien une notion consubstantielle au monde.«
- En lisant votre livre, j’ai pensé au roman « Vers la beauté » de David Foenkinos. L’auteur racontait l’histoire d’un professeur d’histoire de l’art qui laisse tout tomber pour devenir gardien de nuit dans un musée et admirer une œuvre en particulier. Ce retour vers la beauté dans un monde plein de laideur, de tristesse et de souffrance, je l’ai ressenti aussi dans votre texte. Est-ce que, justement, par ce retour vers l’art, il y a aussi un retour vers l’essentiel, vers le sens de la vie voire de l’existence ?
L’art est porteur d’une notion essentielle qui est celle du beau. Le beau en fait ne relève pas seulement de l’esthétique mais aussi de la valeur morale, c’est d’ailleurs pourquoi Platon l’associe au vrai et au bien. Le beau, dans ce contexte, n’est pas cette notion inutile dans un monde de société voulue matérialiste et utilitariste, mais bien une notion consubstantielle au monde. En effet, regardez autour de vous le monde dans sa forme naturelle n’est-il pas un hymne à la beauté ? L’existence de l’être humain elle-même n’est-elle pas le plus beau des « miracles », renouvelé à chaque nouvelle naissance et quoi de plus beau qu’un nouveau-né ? Le retour vers l’art est un retour vers la beauté et vers l’émotion première celle qui devrait structurer le monde en lieu et place de la violence, du mensonge et de la prédation. C’est cette émotion première qui construit les valeurs et les idées élevées, celles dont les sociétés actuelles voudraient nous faire douter et qu’elles tendent à ridiculiser comme « faibles » et naïves, alors que les grandes entreprises, les projets grandioses et les belles réalisationsne peuvent réussir que si elles sont réellement adossés à de nobles idéaux et aux sentiments les plus hauts.
- Toujours dans ce sens de retour vers l’essentiel, Rep et Esméralda quittent le monde d’apparences et d’images et se créent le leur, loin de tous, plein de sensualité et de musique…
Et c’est bien de sentiments qu’il s’agit aussi pour Rep et Esméralda, qui est au plus bas, elle, d’une échelle dite sociale et, certainement, pour tant d’autres parmi nous, dans la construction d’une relation affective qui n’est fondée ni sur les apparences, ni sur l’intérêt, loin des images standardisés et des modèles que propose via un simple clic sur des mots clés dans un moteur de recherche. La musique et la sensualité sont des langages à part entière pour exprimer l’amour et le plaisir, la joie d’aimer et la joie de vivre, dans un monde harmonieux, complémentaire et équilibré même s’il est imparfait. Pour la musique vous remarquerez qu’il s’agit de faire et de faire écouter de la musique, jouée en amateur le plus simplement du monde sur une vieille guitare, on est bien loin du monde du showbiz, des charts et du prêt-à-écouter de la société de consommation.

- Vous décrivez aussi dans votre livre un monde qui vit sous pandémie. Et, A la lumière de votre texte et compte tenu de votre expertise en communication, comment voyez-vous ce monde, notre monde et le monde post-pandémie ?
C’est un monde complexe et simple à la fois. Complexe parce qu’il y a beaucoup d’enjeux et d’intérêts enchevêtrés par la mondialisation. Simple parce que nous disposons en nous-mêmes des capacités pour dépasser ces enjeux. Ces capacités sont celles rattachées à notre nature même, celles d’êtres pensants et agissants, pour peu que nous dirigions ces capacités vers le meilleur, vers le bien et le progrès. Vers l’intelligence et la bonté que la science et la technologie se doivent de servir au profit de toute l’humanité. La communication se doit de s’insérer dans une telle perspective humaniste, qui n’a rien de puérile, pour être un outil intelligent de rapprochement et de compréhension mais aussi de défense et de dévoilement. Car, aujourd’hui, il s’agit tant de rendre compte du sens du monde que de contribuer à donner du sens, selon nos convictions, à celui-ci face à des menaces réelles de différents ordres qu’il faut contrer avec des réponses adaptées et dont il faut prévoir en permanence les mutations dans un monde qui évolue constamment. Notamment dans le contexte de pandémie que vous évoquez mais aussi dans celui des projections géostratégiques.
- J’ai trouvé votre roman passionnant et sombre à la fois. Où est la place de l’espoir ? Dans les choix de Rep peut-être ?
Je suis heureux que mon roman vous ai passionné. Merci de votre appréciation, j’aime à retrouver chez mes lectrices et lecteurs la passion qui a animé et qui anime l’écriture de mes livres. Cet enthousiasme dont je ne me suis jamais départie depuis mon jeune âge. Quant à l’aspect sombre du récit, c’est peut-être l’époque qui le veut, la noirceur des cœurs et des desseins a certainement déteint sur le cours de l’histoire et quand Gustav torture Matt c’est encore Caïn qui tue Abel. La violence qu’elle soit individuelle, mais aussi et surtout sociale est un phénomène qui ne peut être ni admis, ni tu, c’est pourquoi le côté sombre de « Les Dupes » ne relève pas de la complaisance descriptive mais bel et bien de la dénonciation active. Quant à l’espoir, il est dans l’existence même de ce livre et dans le soleil qui se lève à la fin du roman, et chaque jour que Dieu fait, offrant à chacun de nous la chance d’un jour nouveau pour bien faire, pour mieux faire.
- Dans quel état d’esprit avez-vous écrit ce livre ?
J’ai écrit ce livre en quelques mois loin de tout confinement, comme beaucoup, j’écris la nuit dans le calme propice aux idées et à la création qu’offre la période nocturne. Quant à mon état d’esprit, étant toujours d’une humeur égale et constante, je pense qu’il devait être à l’image d’un caractère volontaireet résolu,avec cette passion qui permet de défendre, contre vents et marées, des convictions dont celle d’abord d’être utile ici-bas et je crois que c’est ces convictions et les valeurs auxquelles je crois qui m’inspirent véritablement.
Sara Kharfi
- « Les Dupes » d’Ahmed Benzelikha. Roman, 104 pages, éditions Casbah, Alger, 2021. Prix : 700 DA.
Quatrième de couverture
Un tableau volé, une histoire d’amour contrariée, une enquête haletante, une mystérieuse organisation élitiste, des émirs, un rescapé des camps de concentration et des héros tourmentés ou cyniques, font de ce roman un chassé-croisé entre amour, crime, argent, pouvoir et peinture d’art, où les rebondissements n’excluent pas la réflexion. Peu à peu, se dessine ainsi, entre virtualité et matérialisme, fausseté et cupidité, un monde de dupes, où la vérité n’est jamais celle que l’on croit, mais où, malgré tout, la beauté et les valeurs se renouvellent, comme une chance, à chaque matin qui se lève sur les mégapoles déshumanisées.
Biographie de l’auteur (par l’éditeur)
Linguiste, financier et spécialiste en communication, diplômé des universités de Constantine et Montpellier, ayant occupé plusieurs fonctions supérieures, notamment auprès de l’UNESCO et dans les secteurs de la communication et des finances. Ahmed Benzelikha, né à Constantine, est écrivain, conférencier et chroniqueur de presse.
- En couverture : Raoul Dufy, La Fée Electricité, 1937 (Musée d’Art Moderne de Paris).
- Plus d’informations sur l’auteur : http://casbah-editions.com/fr/auteurs/ahmed-benzelikha
En savoir plus sur Algérie Littéraire
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Une réflexion sur “Ahmed Benzelikha (roman « Les Dupes ») : « C’est une lecture dynamique des enjeux d’un monde nouveau »”