Dans cet entretien, Sidali Kouidri Filali revient sur l’élaboration de « Wallada, la dernière andalouse », sa passion pour la littérature et l’Histoire, les thèmes qui traversent l’écriture de son premier roman historique, son expérience de l’autoédition et son « interminable inspiration » pour l’Andalousie.
- Comment est né votre premier roman « Wallada, la dernière andalouse » ? Qu’est-ce qui vous a décidé à vous mettre à écrire ?
C’est le besoin de partager ma passion principalement, ou mes passions, celles de la littérature et de l’Histoire. Le déclic est en réalité une accumulation de raisons de partager, et le jour où il y avait trop de raisons pour les taire, je me suis décidé à sauter le pas, et les transcrire dans un roman pour les offrir de la forme la plus intelligible et la plus fidèle à mon idée du partage.
- Le « Wallada » que nous avons aujourd’hui entre les mains était le roman que vous vouliez écrire au départ ?
Oui, ou du moins pour la plupart, même si je voulais raconter encore plus de choses, plus de détails et de faits, mais il me manquait la prétention de le faire. C’est mon premier roman, et je voulais qu’il soit léger à lire, accessible, ce qui a été une contrainte pour moi, car au final, j’ai dû prendre des raccourcis là où je voulais du détail.
- Pourquoi le roman historique tout particulièrement ?
L’histoire m’a toujours passionné, et le roman historique avec, il a cette faculté de replonger le lecteur dans une autre époque, d’autres mœurs, de l’inviter à l’intimité de l’histoire sans le contraindre avec des dates et des analyses froides. C’est une immersion dans d’autres vies ; au contraire de l’histoire académique, on la vit à travers nos sentiments et sensibilités qu’à travers ses dates et ses faits. On n’étudie pas l’histoire à travers un roman historique, on la vit.
« L’intensité de ce moment-là dans l’histoire est telle qu’on pouvait croiser autour d’une même table, au même moment : la meilleure poétesse d’Andalousie et sa figure féminine majeure, le meilleur poète d’occident de tous les temps, le doyen des chroniqueurs andalous et son théologien le plus prolixe. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais c’est quelque chose qui est d’une rareté incroyable. »
- « Wallada, la dernière andalouse » est un roman sur l’histoire d’amour de Wallada et Ibn Zeydoun – et plus généralement sur les amours d’une princesse/poétesse – (et c’est le prétexte) ; c’est aussi l’histoire d’un contexte (la chute du Califat, l’émergence des Taïfas ; un contexte de discorde sur la plan politique mais aussi de tolérance – à relativiser bien sûr –, de vivre-ensemble et d’essor intellectuel…)
On est au 11ème siècle, et c’est dans l’époque médiévale, le siècle des génies par excellence et des épopées mémorables, que ce soit en occident ou en orient. C’est le siècle d’Abu-l-Ala al-Maari, d’Avicenne, d’el Khayyam, c’est celui de Wallada, d’Ibn Hazm et de Guillaume le Conquérant. C’est celui de l’école nizamienne, d’Al Ghazali ou celui de la première croisade. Et fidèle à sa réputation de siècle fou dans la prestigieuse Andalousie, c’est une époque d’une exubérance intellectuelle hors normes, et avec une dynamique politique intense qui forgera l’avenir de l’Andalousie et de l’histoire du monde finalement. L’intensité de ce moment-là dans l’histoire est telle qu’on pouvait croiser autour d’une même table, au même moment : la meilleure poétesse d’Andalousie et sa figure féminine majeure, le meilleur poète d’occident de tous les temps, le doyen des chroniqueurs andalous et son théologien le plus prolixe. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais c’est quelque chose qui est d’une rareté incroyable. Et il y a de quoi en faire non pas un roman mais plusieurs, tellement les destinés croisées et les pérégrinations politiques, la production intellectuelle, et les moments d’exaltation ou de dépit étaient concentrés dans un seul endroit, pendant la même période. C’est fascinant de beauté, presque irréel.
- Votre livre raconte et décrit l’effondrement d’un monde et la naissance d’un nouveau monde. C’est aussi toute la fébrilité, l’incertitude et la cruauté qui accompagne ce monde nouveau qui nous est racontée.
Oui, même si ce n’était pas vraiment un objectif. C’est le moment politique et historique qui s’est imposé malgré moi dans l’histoire. Tout le foisonnement intellectuel dont je parlais coïncidait avec l’une des périodes les plus charnières de l’histoire andalouse, ce qui a fait de ce moment, un vrai point d’inflexion dans la mythique Andalousie. Deux extrêmes qui se côtoyaient, et qui ont fini par imposer une nouvelle destinée à l’histoire de l’Andalousie, et la nôtre aussi.
Je parle d’Andalousie comme le ferait un local, un nord-africain. Quand nous parlons d’Andalousie, nous les nord africains, nous sommes hélas coincés dans notre approche par deux visions de cette partie de notre histoire. Une version orientale, et une version orientaliste.
- L’Andalousie est un mythe et un fantasme pour beaucoup, y-a-t-il eu une volonté de votre part de déconstruire ce fantasme et de redonner vie et place à des personnages qui ont vraiment existé mais qui sont mal-connus ou inconnus ?
Je parle d’Andalousie comme le ferait un local, un nord-africain. Quand nous parlons d’Andalousie, nous les nord africains, nous sommes hélas coincés dans notre approche par deux visions de cette partie de notre histoire. Une version orientale, et une version orientaliste. Une version mythifiée qui nous vient d’orient avec ce qu’on connait de son substrat d’exagérations et de mystifications, et une vision orientaliste qui souvent est condescendante, quand elle n’est pas carrément dans une optique volontairement abaissante et dégradante, ou alors, tout le contraire, une vision tellement mythifiée qui ne parle que d’ineffable beauté. Et pour moi, les deux manquent de vérités, de vécu et de présence physique pour nous. Nous ne sommes présents dans les deux versions que comme personnages secondaires, vu que ce n’est pas nous qui avons raconté notre propre histoire. Je ne peux pas parler de l’Andalousie comme un mythe étranger alors que c’est nos ancêtres qui ont été les premiers sur place et les derniers aussi, et que jusqu’à aujourd’hui, dans nos rues, nos maisons, notre cuisine, notre musique, notre parler, nous avons vivante la mémoire andalouse. Une histoire bien à nous, à se réapproprier, et à revendiquer, sans exagération ni fausse passion.
- Au milieu de tous les personnages qui ont fait l’histoire et lui appartiennent, il y a Khalaf. Qui est-il est qu’est-ce qu’il incarne, selon vous ? Je pense notamment à ce qu’a dit Wallada a un moment du roman en évoquant l’évasion d’Ibn Zeydoun, p.179 : « C’est étrange quand on pense, conclut Wallada. L’histoire est souvent le fruit de détails insoupçonnés. L’histoire est écrite par les vainqueurs, certes, mais ce sont souvent des anonymes qui la font ».
C’est le détail que je cherche avec frénésie quelques fois dans les livres d’histoire. Les académiciens appellent ça la petite histoire, mais pour moi c’est toute l’histoire. On ne se rend pas compte de ce petit geste anodin qui a changé la face du monde, bien que nous ayons une citation très connue qui y fait allusion : « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. » Pour dire, que si Cléopâtre était moins belle, l’histoire de l’empire romain, de l’Egypte et du monde antique aurait changé, rien que pour ça ! Et des détails comme ça y’en a tant ! Ça m’amuse beaucoup de me dire que si napoléon n’avait pas eu des hémorroïdes à Waterloo, le monde d’aujourd’hui ne serait plus celui qu’on connait ; ou de se dire si l’amiral Nelson avait eu les mêmes hémorroïdes à Trafalgar ; le monde aujourd’hui parlerait français. Ou encore, si le fils de Shawar n’était pas pris de remords, Saladin serait mort bien avant sa campagne pour libérer Jérusalem. Ou alors, pour revenir à Khalaf, s’il n’était pas aussi ressemblant à un Calife, l’histoire de l’Andalousie et du nord de l’Afrique ne serait jamais la même. Le détail de l’histoire est d’une puissance incroyable. Le battement d’aile d’un papillon au Brésil, qui fait chuter un empire à l’autre bout du monde plus tard. C’est fascinant.
Oui, le pouvoir donne autant qu’il nous prenne. L’ambition est une prison pour la liberté, ne serait-ce que par le temps et l’effort qu’elle lui exige.
- « Wallada, la dernière andalouse » est-il un roman sur la liberté : la liberté qui s’incarne avec le personnage de Wallada, la princesse poétesse ?
Oui, c’est à travers elle que je raconte le roman, à travers son anticonformisme, sa liberté, sa revendication et son statut. Une femme qui a existé et vécue dans un monde musulman et qui avait plus de libertés que ne peut l’avoir, aujourd’hui, une femme en terre d’islam. C’est cela qui m’interpelle le plus. C’est vrai que l’on ne peut pas généraliser sur toutes les femmes de son époque car le statut social y était pour beaucoup, et la liberté d’une aristocrate n’est pas la même que celle d’une courtisane, mais ce qui est certain, c’est que des femmes, ont marqué cette époque par leurs présences, leurs poésies, et leurs vécus. Elles ont laissé une trace indélébile, et c’est un enseignement sur le rôle de la femme dans ce temps-là, dans cet environnement-là, bon gré mal gré.
- Il y a aussi une forme de liberté contrainte avec le personnage d’Ibn Zeydoun, qui est libre lui aussi mais pas autant que Wallada, compte tenu de son ambition et son exercice du pouvoir…
L’ambition est souvent une contrainte, une privation de liberté car cela nécessite du temps, de l’engagement, de l’effort et quelques fois des compromis. La liberté n’aime pas les cadres prédéfinis, or quand on fait de la politique, on est tributaire d’alliances, d’engagement, de parole ou de pactes d’allégeance. Oui, le pouvoir donne autant qu’il nous prenne. L’ambition est une prison pour la liberté, ne serait-ce que par le temps et l’effort qu’elle lui exige.
- Ne serait-il pas également un livre/réflexion sur le pouvoir : ses contraintes, son ivresse et ses conséquences sur ceux qui l’exercent et ceux qui le subissent ?
Le pouvoir est intiment lié à l’histoire humaine, de l’instinct grégaire et le principe de chef et de foule de l’homme primitif à celui réfléchi, civilisé, savant et cadré de l’homme moderne. Il est intéressant de voir l’homme évoluer dans ce monde du pouvoir, exposer à nu ses prétentions, sa nature et sa proportion quelques fois inhumaine et cruelle à vouloir dominer et jusqu’où il est disposé à transgresser comme règles et principes pour y arriver.
- À la lecture de votre livre, j’avais relevé qu’il posait et soulevait des questions bien contemporaines. C’est l’histoire qui se répète ? C’est la nature du pouvoir qui est la même ? C’est la nature humaine qui est partout semblable ?
La condition humaine a beaucoup évolué, mais la nature humaine est toujours la même. Ses prétentions, ses peurs, son opportunisme, son obsession du pouvoir et de la richesse. Voilà pourquoi l’histoire se répète, car au-delà de l’environnement dans lequel elle apparait, celui qui en est acteur, lui, ne change pas, l’humain est toujours le même, ses envies, folies, excentricité et donc ses faits, sa vocation et sa prétention sont toujours les mêmes. On a tué le premier homme par jalousie, et c’est toujours le cas des milliers d’années après, l’humain n’a pas changé, c’est juste le décor qui l’est. Sans être adepte du déterminisme historique extrême, il y a une fatalité historique qui ne fait aucun doute. L’humain est le même, ses centres d’intérêt et ses faiblesses aussi, et donc, c’est la même histoire qui se répète, avec la géographie, les forces en présence, le contexte et le temps qui font nouveau décor pour la même ancestrale prétention.

- L’histoire vous passionne, comme le fait de raconter des histoires, mais comment vous êtes-vous documenté pour l’élaboration de ce roman ?
On a l’incroyable chance aujourd’hui d’avoir entre nos mains un outil d’une incroyable puissance : internet. J’ai pu lire des documents d’époque, rédigés pour certains par leurs auteurs, d’avoir sous la main toute la bibliographie nécessaire pour retracer la biographie de certains personnages. Les sources sont disponibles, ensuite bien sûr, il faut tout un travail de recherches, de lecture, de synthèse, et d’historiographie aussi, vu que je n’allais pas raconter l’histoire telle qu’elle a été présentée. J’ai dû puiser partout, chez Lévi-Provençal et chez l’imam Abou Zahra l’égyptien, chez Pierre Guichard, Gabriel Martinez-Gros ou chez El Mokri etlemcani ou Ibn Khaldoun. Certains personnages sont bien sûr plus mis en avant que d’autres. Pour Wallada, c’était plutôt facile, un peu moins pour le berbère Ziri par exemple ou même Ibn Hazm.
- Pourquoi la publication à compte d’auteur ? Et depuis la publication du livre, avez-vous été contacté par des éditeurs pour rééditer ce roman ou le prochain ?
C’est né dans un contexte particulier, à la base, l’autoédition était une option mais je n’avais décidé de rien. Le manuscrit a été pris par un éditeur en France, et la première édition était avec un éditeur classique. Ensuite, les détails ont fait que je me rétracte avec l’éditeur pour des raisons que je préfère ne pas énumérer, et comme je l’avais annoncé et qu’effectivement le livre était publié en France, j’ai pris le relais, en choisissant le chemin le plus court pour le rendre disponible en Algérie rapidement, et là, l’autoédition était la meilleure option. Oui, j’ai eu des contacts d’éditeurs pour reprendre le roman ou même pour les prochains. Pour le moment je ne me pose pas la question, on verra bien.
- Vous nous promettez une suite à « Wallada, la dernière andalouse ». Est-ce que ce premier livre n’est que le premier d’une longue série que vous comptez publier sur l’Andalousie ?
Oui, c’est une saga. C’est un peu vicieux, car plus je plongeais dans le détail de cette histoire andalouse et plus les histoires et les destinées à raconter me semblaient interminables et irrésistibles. Je compte bien me refaire plaisir et partager encore l’histoire de ce siècle fou. Le prochain sera une suite chronologique, mais je n’exclue pas des sauts anachroniques pour d’autres épopées en lien avec la même histoire. Pour moi, le fait d’avoir partagé ma passion ne l’a point usé, mais au contraire l’a encore stimulé pour produire plus, raconter encore, et j’espère, faire plaisir aux lecteurs. On passera encore un peu de temps en Andalousie, c’est vraiment une terre aux mille merveilles et aux mille malheurs. Une interminable inspiration.
Sara Kharfi
- « Wallada, la dernière andalouse » de Sidali Kouidri Filali. Roman historique, 256 pages, édité à compte d’auteurs, Alger, 2021. Prix : 1100 DA.
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