Souvenirs d’une époque révolue pour Rahim surnommé « Tête d’Ange », qui se confie à l’automne de sa vie, à un jeune journaliste aspirant écrivain, fils d’un de ses cousins préférés ; histoire d’une famille déchirée – séparée par « Madame Ilili » – qui avait, pourtant, fait de son union une force et une source de prospérité ; « Saga inachevée » d’une famille au vingtième siècle, qui a traversé bien des épreuves mais qui n’a pas résisté à l’ambition du benjamin de la famille et à son entourage… Ce sont-là autant de thèmes qui traversent le texte et de manières d’aborder le roman, « En souvenir de l’étrangère », du défunt Mouloud Achour, qui est paru aux éditions Casbah, à titre posthume, puisque « l’enseignant, journaliste et écrivain » (note de l’éditeur, p.13) nous a quittés, le 24 décembre 2020, à l’âge de 76 ans.
« Dans la chronique familiale, les versions de l’événement qui a semé la discorde entre Ceux de la ville et Ceux de la campagne sont si diverses et variées que nul n’est en mesure aujourd’hui de certifier la véracité de l’une d’elles. Ni de la réfuter. Toutes celles qui m’ont été servies portent, à chaque détour de récit, la marque de la subjectivité, du parti-pris, voire de la rancune, sans compter l’usure du temps et la défaillance de la mémoire inhérente à la transmission orale », lit-t-on dans le « Prologue » du roman (p.15), « En souvenir de l’étrangère », qui raconte la « saga inachevée » (p.31) des Saad-Fatah, une famille qui a bâti un empire, mais qui a succombé aux intrigues d’une femme. Pourtant, fidèle au fondateur Mansour Amokrane, et à un pacte d’union, une fratrie composée de six frères (Mansour, Fodhil, Boualem, Hassan, Malek, Djaafar) a réussi à se faire un nom, à posséder des richesses, mais a perdu l’essentiel : le lien, la solidarité, les valeurs d’entraide… Tout ce qui les unissait et faisait leur force, en fait.
Le roman commence lorsque Rahim « Tête d’Ange » reçoit un proche, de « Ceux de la campagne » (petit-fils de Mansour), et qu’il entreprend de lui raconter, au cours de plusieurs entretiens, l’histoire de l’ascension puis de la chute des Saad-Fatah, et ce, dans la maison familiale de « Ceux de la ville » qui n’a rien gardé de sa gloire d’antan. « Les instants que me consacrait mon cher Tête d’Ange, au cours desquels il éclairait pour moi les recoins sombres de son passé et ouvrait à ma curiosité avide des pages obscures de l’histoire de notre famille, ces instants-là m’étaient si agréables qu’ils me paraissaient toujours trop brefs. Ils méritaient amplement le détour par cette ville qui n’était plus la mienne et dont mon oncle me dépeignait des attraits que je n’avais pas connus », écrit le narrateur.
Mais la saga des Saad-Fatah commence au village de Tangart, qui dans le présent du roman est « un village sans âme » : « Après avoir été une localité ingrate où les matins d’hiver ont des allures de fin du monde et les étés caniculaires ceux d’une banlieue de l’enfer, Tangart est aujourd’hui un village sans âme où même la maison de nos ancêtres est en passe de retourner définitivement à la terre… Je veux que Tangart renaisse, mon garçon », confie « Tête d’Ange » à son petit cousin.
Après bien des sacrifices et un travail acharné et harassant du grand frère, Mansour, qui a élevé ses jeunes frères, avec son épouse, la courageuse Yamina, ceux-ci formulent le souhait, un jour, de s’installer en ville, à Aïn Meziada. Mansour accepte cette séparation, mais les liens dans la famille ne commenceront à s’effriter que lorsque le benjamin de la fratrie, Djaafar, épouse Torkiya, surnommée « Madame Ilili » pour sa dureté et le mal qu’elle cause à la famille. Djaafar et Torkiya auront quatre enfants dont Rahim, le plus jeune, qui se raconte dans le livre, et qui projette (dans le présent du livre) de laisser une trace qui permettra au nom de sa famille de devenir éternel, et ce, avec l’aide de son interlocuteur (narrateur du roman), à qui il se livre ouvertement en lui confiant une mission.
Mais Torkiya n’est pas la seule responsable de ce qui est arrivée à cette famille. Djaafar avait beaucoup d’ambitions (ses frères aussi), et portait en lui – bien que sa personnalité demeure quelque peu mystérieuse, même pour son fils Rahim – un grand désir de changement, d’évolution, et de modernité. Ainsi, dans « En souvenir de l’étrangère », ce sont deux visions du monde qui s’affrontent : c’est le monde moderne et son mode de vie qui s’oppose (et détruit aussi) aux liens et modes de vie solidaires et traditionnels. Torkiya et son époux rejettent les valeurs traditionnelles, ils veulent vivre dans leur époque (avec les outils de celle-ci), ignorant tout le mal qu’ils ont pu causer, les souffrances engendrées, et toute la rancune accumulée.
« En souvenir de l’étrangère » est l’histoire de l’effondrement d’un monde, le souvenir d’un monde qui n’existe plus, et celle de l’avènement/naissance d’un autre, un nouveau où l’individu ne veut plus ou ne peut plus vivre dans le groupe ou la communauté. L’individu s’émancipe et refuse ainsi le compromis et les concessions. Sous la belle plume de Mouloud Achour, tous les personnages deviennent sympathiques, attachants, complexes. Ils sont parfois bourreaux mais aussi victimes de leurs propres convictions. Finement et délicatement, l’écrivain édifie un monde qu’il voit s’effondrer comme pour nous rappeler que les liens que nous nouons avec les proches ou les amis sont fragiles, et doivent être entretenues ; que ce qui reste de nous est le souvenir de ce que nous avons été et non ce que nous avons possédés ou acquis (les choses matérielles).
Sara Kharfi
- « En souvenir de l’étrangère » de Mouloud Achour. Roman, 224 pages, éditions Casbah, Alger, mars 2021. Prix : 850 DA.
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