Le sel de tous les oublis aurait pu être un texte sur lequel se serait greffé le célèbre mot de Lamartine, « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » ; il aurait pu être un récit picaresque qui décrirait l’errance d’un homme blessé et délaissé en quête de sens et de rédemption ; il aurait pu être aussi un roman qui raconterait les grandeurs et servitudes des humains dans un contexte précis… Il aurait pu être tellement de choses ce nouveau roman de Yasmina Khadra, en fait…et il est tout ça à la fois ! Il s’intéresse, particulièrement, à l’effondrement du monde d’un homme, au même moment où un autre monde est en train de naître : un pays renouant avec la vie. Nous sommes en 1963, en Algérie, et Adem Naït-Gacem, personnage central du roman, n’a pas le cœur à faire la fête, ni à participer à « l’édification » du pays. Son cœur saigne et il veut partir loin, très loin, pour oublier qui il est…
Le nouveau roman de Yasmina Khadra, Le sel de tous les oublis, sort aujourd’hui, simultanément, en Algérie (aux éditions Casbah), en France (éditions Julliard), en Suisse et en Belgique, et paraîtra, en septembre au Canada. Avec bienveillance envers ses personnages, l’auteur prolifique raconte l’histoire de Adem Naït-Gacem, un homme qui avait tout pour être heureux. Du moins en apparence ! Un travail – il était instituteur –, une femme, une maison, mais « lorsque [sa] femme claque la porte et s’en va, elle emporte le monde avec elle ». Le départ de son épouse, Dalal, avec un autre homme, produit un séisme en Adem. Son monde à lui s’effondre, ses certitudes s’effritent. Sans trop se poser de questions, il fait son sac et part à l’aventure. Il veut s’éloigner le plus possible de ses souvenirs, ses repères, ses connaissances…de tout ce qui lui rappelle Dalal et sa vie d’avant, une vie bâtie sur le mensonge et les faux-semblants.
« Je n’ai pas eu une enfance heureuse. Il y avait trop de misère et d’injustice dans mon village. Beaucoup trop. Un matin, je suis parti. Sans rien dire à personne. Je ne regrettais rien de ce que je laissais derrière moi. Je regardais droit devant, décidé à devenir quelqu’un d’autre. J’ai enseigné dans une école, et là encore, je n’étais pas bien. Je me suis marié, certain, avec une femme à mes côtés, de forcer la main au destin, mais je n’ai fait que découvrir combien rien ne me réussissait. Un soir, mon épouse a pris sa valise et est sortie de ma vie. Au début, cela m’a démoli. Puis j’ai appris à faire avec. Il m’en a fallu, du temps et des chemins, pour me rendre compte que la femme n’est pas un bien, mais un être à part entière. Si la mienne est partie, ce n’est pas parce que je n’ai pas su la garder, mais parce qu’elle voulait vivre sa vie. Et elle avait raison. On n’a qu’une seule vie. » (P 222-223).
En partant loin, très loin, en traversant les villes et les villages, il apprend à s’adapter à la faim, à la nature, au mode de vie dans les montagnes ; il croise aussi des personnages singulièrement attachants – comme Mika –, tous un peu philosophes, dans un hammam, à l’hôpital ou dans un café, et qui tentent, d’une manière ou d’une autre (mais toujours désintéressée) de lui apporter leur aide, ce qu’il refuse à chaque fois, parce qu’ayant perdu le goût à la vie et toute confiance en l’humanité. Adem cherche l’« apaisement » dans « la solitude » et l’isolement.
« Adem ne recouvrait un soupçon d’apaisement que lorsqu’il se tenait le plus loin possible du tapage des mioches et de la mine déconfite des vieillards. Pourtant, cet apaisement n’était qu’une illusion ; la réalité était ailleurs, cuisante : seul, il n’allait guère mieux. Sa solitude n’était qu’une absence compactée, un brouillard cafardeux qui le pressait de tous les côtés. Où allait-il ainsi ? Que cherchait-il vraiment ? Il l’ignorait. » (P 83).
Ceux qu’ils croisent décèlent, tous, son mal profond. Ils font comprendre à Adem qu’il a « l’air d’un type qui passe à côté de son histoire » (P150). Et c’est peut-être cela le nœud du roman et le paradoxe du personnage d’Adem (qui porte bien son nom !) : il est à la recherche de quelque chose d’indéchiffrable, d’indéfinissable (même à lui-même), son âme est déjà loin, quelque part ; elle est déjà partie, mais son cœur continue de battre. Les battements de son cœur s’accélèreront lorsqu’il rencontrera, dans la deuxième partie du roman, Mekki et Hadda, mais acceptera-t-il leur aide ? Sera-t-il prêt à tout recommencer et à saisir la seconde chance que lui offre la vie, le destin, le hasard, Dieu ? Les voix se tairont-elles ? Adem guérira-t-il et ouvrira-t-il son cœur à nouveau ? Ces questions et tant d’autres trouveront leurs réponses dans le texte de Yasmina Khadra, qui nous plonge dans une Algérie des années 1960, au lendemain de l’indépendance.
En effet, l’histoire de Le sel de tous les oublis commence en 1963, dans un village d’Algérie. Alors que le pays se construit et ses citoyens, bienveillants, solidaires, rêvent de « lendemains qui chantent » et plient sous le poids des traditions, Adem, lui, perd tout jusqu’au sens de son existence. Mais il est plus libre que jamais ! Libre de ses mouvements, libre dans sa tête, libre de choisir de saisir sa chance ou y renoncer. Libre mais enchaîné à un passé, des souvenirs, une mémoire, une histoire, une société… Mais la quête d’Adem n’est pas la liberté, ce qu’il veut absolument c’est oublier ! Le pourra-t-il ?
Le sel de tous les oublis est aussi un livre qui interroge la place de la femme. À travers les profils de Dalal et de Hadda, ce sont deux mondes qui se dressent et évoluent parallèlement ; ce sont aussi deux extrêmes, deux modèles qui montrent à la fois le courage (des femmes), les décalages (dans une seule et même société), et les rôles que les hommes (dans la plupart des cas) leur attribuent.
Somme toute, ce roman qui se lit d’un trait, décrit la descente aux enfers d’un homme quitté par sa femme. Mais une fois en enfer, cet homme ne veut plus en sortir parce qu’il n’oubliera jamais sa blessure originelle, son péché d’avoir oublié que tout se transforme, que l’amour (dans un sens large) est un don précieux mais tellement fragile. Car « rien n’est jamais acquis à l’homme ».
Sara Kharfi
- Le sel de tous les oublis de Yasmina Khadra. Roman, 288 pages, éditions Casbah, Alger, août 2020. Prix : 1300 DA.
En savoir plus sur Algérie Littéraire
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.
