Chris Clarke, traducteur du roman « Les Yeux de Mansour » : « Girod a un style que j’admire, une manière de faire chanter la phrase qui est uniquement la sienne. »

La « rencontre » d’un lecteur avec un texte peut être une formidable aventure. Lorsque ce lecteur est un traducteur, cela peut créer des passerelles entre les langues et les cultures, et déboucher sur de beaux projets. Chris Clarke est le traducteur, vers l’anglais (américain), du roman Les Yeux de Mansour de Ryad Girod, paru, initialement, en Algérie à l’automne 2018 aux éditions Barzakh, en France au printemps 2019 chez P.O.L., et qui a remporté le Grand Prix Assia-Djebar du roman 2018. La version américaine de ce roman, Mansour’s Eyes, est parue le 14 juillet dernier chez Transit Books, un éditeur à Oakland (Californie).

On donne si peu la parole aux traducteurs pour parler de leurs démarches, de leur travail, et de leur « rencontre » avec un texte en particulier, et c’est bien dommage. Car ce qui ressort de cet entretien avec Chris Clarke, c’est à la fois sa recherche et sa découverte d’un texte, les stratégies de traduction, et toute la rigueur et la discipline que ce métier exige.

Comment avez-vous rencontré le texte de Ryad Girod ?

  • Chris Clarke : En fait, je l’ai découvert tout à fait par hasard. J’étais en France l’année dernière pour enseigner dans un atelier de traduction littéraire à Arles (La Fabrique des Traducteurs). Comme chaque fois que je suis à Paris, j’ai fait le tour des librairies, car on ne trouve pas facilement des bouquins en français aux États-Unis. Il me fallait un nouveau livre pour appuyer une demande annuelle de bourse : en effet, il y en a plusieurs aux États-Unis pour des traductions de langue française et cela aide souvent dans la recherche d’un éditeur. La bourse stipulait que le livre devait être récent, j’en ai donc acheté une dizaine, dont plusieurs nouveautés de P.O.L., un éditeur que j’admire beaucoup. Je les ai lus dans les semaines qui ont suivi mon retour et Les Yeux de Mansour était de loin mon préféré. Ma demande de bourse n’a pas été retenue, mais j’ai rapidement eu la chance de rencontrer un éditeur intéressé par le projet.

Comment l’avez-vous trouvé? Qu’est-ce qui a le plus capté votre attention ?

  • Je l’aime bien ! C’est un beau livre, bien écrit. Girod a un style que j’admire, une manière de faire chanter la phrase qui est uniquement la sienne. L’intégration de personnages historiques m’a plu aussi, j’ai beaucoup appris lors des recherches que j’ai menées pour cette traduction. Et, pour un livre assez tragique, il y a également de l’humour.

Quelles sont les caractéristiques de l’écriture de Ryad Girod ?

  • Le livre a plusieurs styles ; il y a certains passages qui m’ont évoqué le nouveau roman, dans la manière dont les phrases se répètent en se développant chaque fois, un ajout de détails qui dilate et détourne le passage à chaque occurrence. Mais Girod ne l’utilise pas trop ; la trame narrative avance malgré ces petits tourbillons. D’autant qu’il manipule adroitement le temps du récit, sans heurts et sans problèmes pour le lecteur.
Couverture de la version américaine du roman, paru chez Transit Books.

C’est un roman qui aborde à la fois le soufisme (philosophie), les mathématiques et l’état du monde. Quel a été le plus difficile dans la traduction?

  • Il n’y avait pas vraiment un domaine plus difficile que les autres, c’était plutôt une question de procédés différents. Pour les maths, il fallait maintenir un champ lexical précis et reconnaissable, mais Girod utilise souvent ces mots et ces notions au figuré, donc c’était parfois compliqué de conserver une référence mathématique et son sens figuré. Au niveau du soufisme et de l’histoire, il y avait des questions de translittération, car la manière dont on représente les noms et les mots arabes en anglais et en français n’est pas toujours très cohérente. En ce qui concerne l’état du monde, je partage l’avis de Ryad Girod et de son personnage Hussein : avec toutes les variables, il est impossible de véritablement comprendre quoi que ce soit de notre monde, mais on essaie quand même.

Bien que le roman se déroule en Arabie Saoudite, pour le traduire, avez-vous dû vous documenter sur l’Algérie? Et, plus généralement, faut-il avoir une connaissance culturelle et anthropologique de l’environnement de l’écrivain et de la langue source?

  • Oui, un peu. J’ai étudié la littérature française et francophone pendant plus d’une décennie, et j’ai lu pas mal de littérature algérienne, mais les aspects historiques de ce roman ont nécessité de nouvelles recherches culturelles et géographiques de ma part ; j’ai beaucoup lu, par exemple, sur l’Émir Abdelkader et l’unification de l’Algérie, et un peu sur les écrits d’Ibn Arabi, d’Ibn Sina, etc. Donc des lectures non seulement sur l’Algérie, mais sur une région dont les frontières politiques, linguistiques, religieuses et culturelles n’ont pas cessé de se déplacer ou de se redessiner depuis plus de mille ans. Plus généralement, il est important d’avoir une connaissance culturelle de base, bien sûr, mais il faut toujours avoir le temps et l’intérêt d’en acquérir davantage.

Combien de temps vous a pris la traduction? Et comment avez-vous travaillé sur ce texte?

  • Trois mois, environ. J’avais un autre projet qui m’occupait au même moment, donc d’habitude, j’y consacrais trois ou quatre heures par jour. Vers la fin du projet, je l’ai lu et relu à haute voix pour m’assurer que j’avais recréé au mieux le rythme et la mélodie des phrases. J’ai aussi profité de la possibilité d’en discuter un peu avec Ryad Girod : l’internet nous permet cela et c’est souvent très utile.

Sara Kharfi

Extrait de la quatrième de couverture de l’édition algérienne

Ryadh. Arabie Saoudite. Un homme, Mansour, est sur le point d’être décapité sur Al-Safa Square. Son ami, le narrateur, est le témoin halluciné et impuissant de cette exécution. Qui donc est Mansour, cet Idiot magnifique qui roule en Camaro rouge, descendant de l’émir Abdelkader, à la fois innocent et coupable, figure sacrée et sacrificielle ? C’est la lancinante question que pose le texte de Ryad Girod, se déployant tel un chant funèbre, ample et sinueux, convoquant l’histoire, la géopolitique, les grands maîtres soufis. Il entrelace avec grâce une histoire d’amour mystérieuse, un méditation sur la gloire perdue des Arabes et des scènes à l’ironie féroce sur le microcosme européen expatrié. Un roman puissant et poétique qui interroge notre époque dans une région du monde malmenée par l’histoire.

Lire aussi de Ryad Girod :

  • Ravissements, récit, Barzakh, janvier 2010.
  • La fin qui nous attend, roman, Barzakh, octobre 2015.

Liens utiles :

Transit Books : https://www.transitbooks.org/ //https://twitter.com/transitbks

Barzakh éditions : https://editions-barzakh.com // https://twitter.com/EditionsBarzakh


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