Lorsque j’arrive au dernier mot de la dernière ligne de la dernière phrase de la dernière page du roman Écorces de Hajar Bali, paru, en janvier 2020, en Algérie aux éditions Barzakh et en France aux éditions Belfond, je réalise que dans la vie, nous taisons l’essentiel, nous passons à côté du sens des mots, que nous parlons souvent pour NE PAS dire, que la libération de la parole est un long processus qui passe (aussi) par la reconnaissance de ses erreurs et l’acceptation de son passé. Cependant, lorsque ce passé se mêle à la peur de perdre, à l’enfermement, au silence, et à un amour profond et sincère mais aliénant, des vies sont alors sacrifiées pour le maintien d’un équilibre précaire.
Les secrets, même les mieux gardés, finissent par ressurgir. Mais lorsqu’on a pris l’habitude de vivre avec le passé, de lui avoir fait trop de place dans le présent, ou même lorsqu’on n’y est pas préparé, il est difficile d’y faire face, difficile aussi de ne pas laisser des plumes, et surtout d’éviter la douleur. Cette douleur tue, cachée ou mal-digérée, est celle qui guide les (non) actions dans le présent, celle qui paralyse et suspend le temps – comme s’il ne passait plus. Baya, un des personnages centraux du premier roman de Hajar Bali, Écorces, a transmis, aux femmes de sa famille, ses secrets, ses fêlures et sa façon d’aimer. Baya a, en 2016 (présent du roman), 95 ans. Elle vit avec Fatima, la veuve de son fils, Haroun/Vincent ; Meriem, la veuve de son petit-fils, Kamel ; et Nour, son arrière-petit-fils, étudiant en mathématiques.
Nour vit avec « trois mères » (« C’est comme si j’avais trois mères », confie-t-il à sa proche amie). Trois mères qui le couvent, l’aiment et ainsi, pensent avoir le droit de décider de ce qui est bien pour lui et ce qu’il ne l’est pas. Baya et Fatima ont fait de même avec Haroun, qui a choisi de s’enfermer dans le silence et de consigner ses plus profondes pensées dans ses carnets sous forme de haïkus (« Un poète que personne n’écoute »). Elles ont agi de la même manière avec Kamel, le privant de l’amour de sa vie. L’amour que les trois femmes portent à Nour est profond, sincère, mais il n’est pas sain. Il est étouffant. Il est culpabilisant. Nour, comme son père et son grand-père, se sent coupable. Coupable de ne pas pouvoir rendre cet amour peut-être, de ne pas en être digne parce que voulant en sortir ; quitter cet enfermement, cette prison de silence et de non-dits.
« Voilà ! même lorsque je veille avec mes amis et avec la bénédiction, pour une fois, de ma mère, je ne m’en libère pas. Merde ! Pourquoi est-ce si difficile de s’oublier ? » (P89)
Nour aspire à voir du monde et le monde, vivre sa vie comme qu’il l’entend, faire ses (propres) erreurs, souffrir, aimer et être aimé… Mouna, une jeune femme qu’il a rencontré par hasard (L’était-ce vraiment ?) va l’aider à s’émanciper de ses mères qui, par leur amour excessif, pensent, à tort, protéger leur petit de la souffrance, en choisissant de reproduire la même histoire, de la raconter jusqu’à l’épuisement, et de taire l’essentiel : « Le bavardage tait l’essentiel ». Un flot de parole qui creuse, cependant, la mémoire de ces femmes, qui ont évolué en marge des moments clés de l’histoire de l’Algérie du XXe siècle.
Nour et Mouna ont hérité de l’histoire de leurs familles. Ensemble ou chacun de son côté, ils devront s’y enliser, l’accepter ou la dépasser. Ils devront aussi rompre le silence et trouver les formes pour exprimer leur complexité « au-delà du langage et de ses axiomes » ; ils auront à construire leur singularité, libérés de leur héritage et de l’emprise de leurs proches.
Le roman se situe dans plusieurs lieux (Alger surtout, mais aussi Constantine, Sétif, et Boumerdès anciennement Rocher Noir), et s’étale sur une longue période (de 1935 à 2016), avec une narration non-linéaire, l’intervention de plusieurs narrateurs, et la prise de parole des personnages. Présenté par l’éditeur, sur la quatrième de couverture, comme un texte qui « déjoue les codes de la saga familiale avec ampleur et modernité », c’est, en effet, l’histoire d’une famille sur plusieurs générations, à différentes époques (8-Mai 1945, guerre de Libération, décennie 90), mais qui n’est pas chronologique, et qui ne prend en ligne de compte que les moments importants du passé qui font sens au présent, et qui permettent d’explorer la question de « l’indicible« .
Au fil des pages, il devient très difficile d’en vouloir à Baya, à Fatima ou à Meriem. Elles sont à la fois bourreaux et victimes ; elles sont cruelles, et coupables d’avoir trop aimé leurs hommes, ou peut-être n’ont-elles jamais compris ce que signifiait l’amour, parce qu’elles n’ont jamais eu la chance de le vivre. Elles n’ont peut-être pas su l’exprimer, parce qu’enfermées dans leur bulle, elles ne se sont pas aperçues des transformations du monde. Mais c’est un tort que nous pourrons tous partager avec ces trois femmes.
« Le monde se transforme sans arrêt. C’est nous qui le freinons parce que nous nous donnons le droit d’en stopper les contingences. » (P93)
Parallèlement à l’histoire racontée, l’autrice – qui a été professeure de mathématiques –, introduit les mathématiques dans son texte (non-linéarité, axiomes, Nour étudiant en mathématiques), mais surtout développe toute une réflexion sur l’écriture (préoccupation contemporaine dans le roman) et son rapport à la mort, et une autre, en lien avec son récit, sur le langage, et comment celui-ci ne traduit qu’une infime partie de la complexité de la pensée.
« La pensée surgit limpide, sans mots. Aussitôt, le langage s’en empare avidement, restitue, construit, ordonne, en affaiblit la fulgurance. » (Phrase citée deux fois dans le roman, ce qui nous renseigne sur son importance).
Somme toute, Écorces est un roman dense, porté par une souffle et une écriture « à la fois incarnée et abstraite », où l’autrice décrit l’effondrement d’un monde, qui annonce le début de quelque chose de l’ordre du sensible, qui ne se contente plus d’axiomes, de paroles vaines, de slogans ou même de silence. Un monde, « plein de fractures » certes, mais qui reste « à raconter ».
Sara Kharfi
Écorces de Hajar Bali. Roman, 276 pages, éditions Barzakh, Alger, janvier 2020. Prix : 900 DA.
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