Anthologie de l’Aïta : Valorisation d’une forme d’expression artistique

L’Aïta, art vivant et donc évolutif, forme « d’improvisation poétique », cri du cœur à dimension spirituelle, cette pratique musicale et rituelle a, depuis fin 2017, son anthologie. Intitulée Cheikhates et Chouyoukhs de l’Aïta, elle a été réalisée par l’association marocaine « Atlas Azawan », sous la direction de Brahim El Mazned, expert international et acteur culturel – directeur-fondateur de Visa For Music. Articulée autour de dix CDs audio (70 enregistrement en tout) enregistré par 29 groupes et près de 200 artistes, cette anthologie, qui a reçu le Prix Coup de Cœur décerné par l’Académie Charles Cros (2017), est disponible, nous signale son concepteur, dans « quelque 1000 points de lectures, universités et bibliothèques à travers le monde ».

Certaines musiques – plus que d’autres – de tradition orale, reliées à des rituels, et bien qu’elles évoluent dans la pratique, ont besoin d’être fixées, pour échapper à l’oubli ou à la déperdition. Les Gnawa, par exemple, parlent souvent de morceaux qui ont disparus parce qu’ils n’ont plus eu d’adeptes, de public(s) ou du fait de la disparition de personnes détentrices du savoir-faire. Il est ainsi important de fixer ces musiques, même si leur transformation est inévitable parce qu’elle constitue leur mode de fonctionnement. Ces musiques (populaires, folkloriques, traditionnelles) sont reliées à la société, car elles reflètent ses constructions, ses changements, les connexions et la vie de ses communautés. Cela peut sembler excessif mais dans les répertoires, il est question de la vie des gens, et à ce moment-là, lorsqu’on arrive à dire et traduire les grandeurs et les faiblesses de l’Homme, la musique n’est plus que divertissement, elle devient le reflet d’une époque et à plusieurs niveaux. Au Maroc, à l’instar des autres pays du Maghreb, il existe des musiques qui ont cette dimension-là, et l’Aïta, née dans « les campagnes marocaines » au XIXème siècle, en fait partie.

« L’Aïta, qui signifie ‘le cri’, a pris corps pour exprimer une douleur partagée, chanter l’amour, ses bonheurs et ses souffrances. De nos jours, l’art de l’Aïta reste un témoin exceptionnel de ces liens qui unissent les communautés d’une région. » Avant-propos.

Genres et figures de l’aïta

Pour capter à la fois l’esprit de cet art et ses nombreuses dimensions et spécificités, une anthologie intitulée Cheikhates et Chouyoukhs de l’Aïta a été réalisée sous la forme d’un coffret de dix CDs audio enregistré par près de 200 musiciens et une trentaine d’interprètes au Studio Hiba à Casablanca, et de deux livrets illustratifs en version arabe, française et anglaise. Art à la fois féminin et rural, lié à la fantasia (Tbourida) et aux Moussem, l’Aïta, qui signifie « cri », est un patrimoine « fragile », souvent mal-compris et parfois mal-perçu, mais qui a réussi à traverser les époques et se maintenir grâce à la pratique et aux artistes qui perpétuent cette tradition, et à des figures emblématiques du répertoire, comme le violoniste Maréchal Mohamed Kibbou, Bouchaïb El Bidaoui, ou encore la diva Fatna Bent L’houcine, qui lui ont donné une autre dimension, participant ainsi à son essor, à partir des années 1950. Cette anthologie, née de la volonté « de participer à conserver ce patrimoine musical séculaire et de le valoriser en lui redonnant la place qu’il mérite », recense et « consigne les genres majeurs, les figures emblématiques, les thèmes abordés, la relation des artistes à leur environnement, la place de la femme et le rôle social de l’aïta ». Elle est aussi le fruit des rencontres de Brahim El Mazned avec les Cheikhates et les Chouyoukhs de cette musique, qui ont affiché de l’intérêt et beaucoup l’enthousiasme pour fixer cet art musical et poétique, et le préserver, dans sa diversité c’est-à-dire à travers tous ses genres, qui sont : l’aïta Hasbaouia, Mersaouia, Jeblia, Filalia, Haouzia, Zaâria et Chaïdmia. Chaque genre à ses spécificités, et cela se traduit dans les textes notamment, et dont certains sont repris dans cette anthologie.

Rituels, liens et thèmes

Dans le livret de cette anthologie, l’on relève la formidable « liberté de ton » de cet art, dont les titres du répertoire se construisent autour d’une « Q’cida » qui « résulte de la fusion de l’art arabe et de la tradition amazighe », qui dit l’amour – un des thèmes « fondamentaux » de l’aïta – de plusieurs façons avec une certaine pudeur. En effet, au vu du « caractère conservateur de la communauté rurale, la dimension sentimentale n’est jamais exprimée de manière directe », indique-t-on. Ainsi, les poètes ont recourt à la métaphore pour dire le sentiment amoureux, et cela « confirme le respect de la bienséance dans l’aïta, et contredit la réputation si souvent associée à cet art, selon laquelle il ferait usage d’un langage indécent. » Compte tenu de l’importance des « pratiques rituelles dans la vie de la population rurale », ces thématiques sont présentes dans les textes de l’aïta, puisque de nombreux saints y sont évoqués. « Les chansons de l’aïta Hasbaouia sont les plus célèbres en ce qui concerne le culte des saints », souligne-t-on. De plus, le moussem Moulay Abdallah est « un des rendez-vous majeurs » des adeptes de l’aïta, où les Cheikhates et Chouyoukhs se rendent chaque année et s’y produisent en soirée, alors que les journées sont consacrées à la fantasia, autre art intimement lié à l’aïta. On parle de « relation fusionnelle et séculaire » entre l’aïta et Tbourida, et même de l’influence de cette dernière dans la « structure rythmique des chansons ». Il existe deux titres dans le répertoire qui célèbrent la fantasia, il s’agit de R’koub L’kheil (registre Hasbaoui) et Kebbet L’kheil (registre Mersaoui).

 « Dans l’imaginaire collectif des populations rurales, le cheval renvoie à la virilité et à la supériorité du cavalier. Ainsi, cette symbolique a trouvé naturellement sa place dans le registre de l’aïta, notamment dans les contextes où l’on décrit les notables et les hommes de pouvoir. »

Quant au processus de création, il est plutôt collégial et évolutif : le thème de la chanson/« aïta » est choisi de concert par les membres du groupe, et à la suite de la première diffusion, le titre est repris et interprété par d’autres groupes, et peut ainsi être « retouché, amélioré ». Il évolue au gré des représentations. Et sur ce point, dans le livret, il nous est rappelé qu’il est « relativement difficile [de] constituer un répertoire figé. » L’on nous signale également que l’aïta est un « art pluriel » dans le sens où il est connecté aux « traditions sociales et pratiques culturelles » de chaque région, liées notamment aux « spécificités linguistiques » et à « l’environnement naturel ». Pour ce qui est des instruments utilisés, il y a Taârija, Kamanja, l’oud, bendir, Loutar, Mergoune, Sinia et Darbouka.

La voix des femmes

La femme tient une place majeure dans la pratique de l’aïta. Dans le livret toujours, il est indiqué qu’il y a eu « un glissement du sens de cheikha vers une connotation plus péjorative »,  alors qu’au départ, ce terme renvoyait plutôt à la force et au courage, et cela est notamment dû aussi « au passage vers une forme payante de l’exercice de cet art ». On y évoque la dualité entre « mépris et adulation ». Pour Brahim El Mazned, « ce rapport complexe avec les artistes notamment les femmes est présent dans beaucoup de pays. En effet, le Maroc, comme beaucoup de pays de la région a connu des périodes où le conservatisme reprenait le dessus. Il n’était donc pas exclu que le rôle de la femme fût cantonné à celui d’épouse soumise, ce qui pouvait entraîner une image négative des cheikhates, perçues comme échappant à la règle, insoumises. Une autre explication serait le fait que la cheikha ait commencé à vivre de son métier. Ce passage vers une forme payante de l’exercice de cet art a fait basculer l’image de la cheikha. D’ailleurs, très souvent, la cheikha était mariée à l’un des membres de sa troupe, voire généralement au leader du groupe, pour se protéger. De nos jours, on peut toutefois déplorer cet amalgame qui continue de sévir et rend la vie difficile à toutes ces femmes extraordinaires qui tentent de perpétuer ce patrimoine culturel définitivement inscrit dans la mémoire marocaine ». En outre, l’anthologie évoque et fait revivre le mythe de Kherboucha, cette femme, entre mythe et réalité, incroyablement courageuse, qui a refusé la soumission. Kherboucha, un des plus beaux textes du répertoire, a été repris récemment, d’une belle manière, par la talentueuse Soukaina Fahsi (de la scène marocaine des musiques actuelles), avec un arrangement dans l’air du temps, ce qui est une forme de revendication de cet art, qui se perpétuera grâce à ceux qui le pratiquent et détiennent ses codes, mais grâce aussi à ceux qui sont dans une expression plus moderne mais qui revendiquent leur patrimoine. Somme toute, cette anthologie vient figer et fixer l’aïta, et c’est une excellente chose, d’autant que ce sont les cheikhates et chouyoukhs qui y ont contribué. Il y a d’autres manières de perpétuer et de préserver des pratiques musicales et rituelles, comme leur enseignement et transmission directe, mais une anthologie est une manière intéressante pour mettre en valeur la richesse d’une forme d’expression artistique ; elle peut apporter une grande contribution au domaine de la recherche, et intéresser les musiciens et le large public.

Sara Kharfi


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2 réflexions sur “Anthologie de l’Aïta : Valorisation d’une forme d’expression artistique

    1. Il faudrait peut-être prendre contact avec Brahim El Mazned, l’initiateur de cette anthologie. Il est sur les réseaux sociaux, ou prendre attache avec l’association Atlas Azawan qui a sa page sur Facebook et pourrait répondre à votre demande.

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